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grange énorme, enclose de fils de fer où quatre à cinq cents Russes sont installés au rez-de-chaussée.-

Le jus avalé, nous nous affalons dans le grenier, n’importe où, au hasard, anéantis de fatigue. Nous restons deux jours couchés : ce voyage, cette marche ont épuisé nos dernières ressources de vigueur. Une pompe coule à flots, et c’est à peine si nous avons la force d’aller nous y laver ; et cependant, depuis près de trois mois, pareil luxe ne nous avait été octroyé !

Il paraît que, par petits kommandos de cinquante hommes, nous allons être disséminés dans le pays pour faire les moissons, les foins. D’autres groupes de cent s’échelonnent et construisent encore un chemin de fer, vers Mitau.

11 juillet, à M... — En effet, mon groupe, où nous sommes cinquante, dont deux infirmiers, est affecté à la culture.

Notre logement consiste en une maison isolée au bord de la route. Une grosse marmite a éclaté à l’un des angles, faisant un trou énorme, abattant les murs, effondrant le toit, la moitié des chambres. Les Allemands s’installent dans les parties restées intactes. Pour nous, une chambre et l’un étroit réduit : nous y sommes si serrés qu’il est impossible de s’étendre autrement que sur le flanc, les jambes enchevêtrées les unes dans les autres : pour nos bagages, nous ne leur avons trouvé de place qu’en les suspendant au plafond. Aux fenêtres, en guise de carreaux, des planches et du barbelé cloués à l’extérieur ; résultat : obscurité complète et absolu manque d’air. Dans le jardin envahi par des herbes folles plus hautes qu’un homme, un chaos de meubles renversés, éventrés ; d’énormes pavots ont poussé dans une armoire, entre des bois de lit...

Pour les besoins de notre cuisine, une mare boueuse, couverte d’une croûte de mousse verdâtre : dans l’eau croupie grouillent des milliers de bestioles. En la faisant bouillir, arriverons-nous à en atténuer le danger ? il restera toujours son odeur infecte qui soulève le cœur. Les Allemands ont soin de puiser pour eux de l’eau potable à la ferme voisine. Travail, de cinq heures du matin à six heures du soir. Nous « démarions » de jeunes betteraves. Mis en ligne au bord du champ, chacun prend deux rangées de plans et doit arracher les jeunes pousses en réservant, de cinq centimètres en cinq centimètres, les plus vigoureuses. Les sentinelles, en cordon derrière nous, ne nous laissent pas arrêter un instant. Courbés en deux, ou à