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en trois ans. Cependant la guerre avait réduit à peu de chose l’afflux de l’immigration annuelle ; nombre de résidens étrangers avaient même regagné leur pays au début des hostilités. Moins offerte et plus demandée, la main-d’œuvre avait sensiblement renchéri.

Telle était la situation en avril 1917, lorsque l’Amérique entra en guerre. On vit tout à coup ce phénomène émouvant ; des travailleurs à grands salaires, des capitalistes à gros bénéfices, une démocratie la plus jalouse qui soit de son indépendance, renonçant aux biens qui lui sont le plus chers, acceptant les plus lourds impôts, une discipline étroite, des privations volontaires et l’enrôlement obligatoire, pour obéir à l’appel d’une conscience héroïque et aller risquer sa vie au bout du monde. N’est-ce pas là vraiment une entreprise grandiose et chevaleresque comparable aux croisades du passé ? ,

Dans le temps présent, du reste, en comparant l’Amérique à la Russie, on constate que la pratique du self-government est aussi favorable à l’obéissance militaire que le joug pesamment organisé d’une autocratie, et que l’extrême civilisation est autant ou plus génératrice d’énergie et de force combative que la nature encore inculte et un peu grossière. « L’empire appartient aux peuples malpropres, écrivait dogmatiquement Louis Veuillot, dans les Odeurs de Paris, il y a quelque cinquante ans ; c’est une grande vérité politique. Tous les amans de la propreté sont faibles ; les hommes frottés de suif et d’huile rance doivent changer les hommes frottés de benjoin et d’eaux de senteur. Le triomphe des Moscovites ne dépend pas de leur progrès dans la civilisation, mais de la durée de leur goût pour le suif de chandelle. Ce sont les Moscovites qui vaincront le monde, non les Russes. Les Russes parlent français, font des livres et jouent du piano ; ils n’iront pas loin ; mais les vrais Moscovites, les moujiks, ceux qui mangent de la chandelle, ceux qui oignent de suif et d’huile rance leur barbe et leurs cheveux, voilà les vainqueurs du monde. »

Combien était fausse cette prophétie symbolique, laquelle était du reste assez volontiers acceptée naguère, nous le voyons aujourd’hui ! C’est de ses progrès et de sa puissance industrielle, particulièrement dans le domaine chimique et métallurgique, que l’Allemagne a tiré de quoi envahir d’abord et de quoi résister ensuite pendant trois ans au blocus. Et c’est au contraire sa