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la fragilité de nos idées et de nos certitudes, à vérifier qu’ici ou là son impression restait la même, fidèlement la même, en dépit de la durée infidèle. Et son exquise bonne foi, l’une de ses vertus principales, ne lui permettait pas de modifier par les mots ce qu’il avait noté d’abord avec exactitude. C’est ainsi qu’un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre, le discours sur Jean Racine, prononcé à Port-Royal des Champs lors du centenaire de Racine, est un centon ; mais un centon de Jules Lemaître par lui-même. Il a pris dans ses feuilletons du Journal des Débats ou dans ses chroniques de la Revue les élémens de son discours. Et l’on goûtait, à Port-Royal, un accord charmant des paroles et du lieu ; Racine revivait dans son paysage. On n’avait pas tort d’apercevoir cette harmonie, surprenante et réelle, et qui prouvait que, dès avant ce jour, écrivant de Racine, Lemaitre l’imaginait avec une merveilleuse justesse et déjà le plaçait dans la vérité de ses entours.

Les premiers articles de Lemaître dans la Revue bleue, sur « Le mouvement poétique en France, » au mois d’août 1879, sur Flaubert, au mois d’octobre de la même année, il les avait sacrifiés : il y a découpé des pages qu’il a introduites dans ses portraits de Leconte de Lisle, de François Coppée, de Sully Prudhomme. Assurément, à ses débuts, il n’a pas tout son art encore et sa manière : il l’eut bientôt. Il y a, dans ces articles de 1879, un peu d’acidité, je n’ose dire, normalienne. Le raisonnement y est plus rigoureux peut-être que plus tard l’auteur des Contemporains ne l’a voulu, quand il eut compris que la vérité est plus nombreuse et variée que pareille à nos dialectiques.

Quant aux essais plus récens qu’il n’avait pas admis dans ses recueils, c’est du Lemaître. Et, s’il écartait avec modestie et nonchalance tout cela, fallait-il obéir tout à fait à cette indication de sa volonté ? Non. Il aimait beaucoup ces publications de petits papiers ; il aimait tout le détail qui aide à entrer dans le secret des âmes intéressantes. Même, il ne blâmait pas les « divulgations littéraires. » Il a écrit : « Continuez, éditeurs, à ouvrir les tombes ! «Et il disait que les morts sont plus indifférens qu’on ne feint de le supposer.

Le dernier volume des Contemporains nous engage à relire tous les autres. Et quel délice, de les retrouver tels qu’autrefois ! Ils n’ont pas vieilli et n’ont pas bougé. Vingt ans, vingt-cinq ou trente ans, c’est l’âge ingrat pour les livres. Ces livres privilégiés n’auront pas eu d’âge ingrat. Je ne sais comment ils passeront à l’éternité ; la transition n’est pas commencée : ils ont toute leur jeunesse. Vous en reconnaîtrez les pages célèbres ; vous vous les réciterez en les relisant :