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atrocement froid la nuit. Et lorsqu’il a plu, tout mouillés, nous nous endormons anéantis de fatigue, pour nous réveiller, quelques heures après, mordus par le froid, les pieds gelés, le ventre vide.

Nous commençons à être terriblement crasseux, car il nous est impossible de nous laver : pas d’eau. Quand nous rentrons le soir, on ne permet à une corvée d’aller en chercher à une mare voisine que la valeur d’un tonneau. A peine une centaine d’entre nous peuvent-ils y trouver un litre d’eau boueuse. Puis, en se vidant, la mare a laissé au sec deux charognes de chevaux qui y pourrissent. Il en est de même en plusieurs endroits, autour de notre baraquement. C’est une pestilence dont il faut reprendre l’habitude à chaque retour...

Pendant des kilomètres, depuis la gare, vers S..., nous avons déchargé et mis bout à bout des centaines, des milliers de tronçons de rails du chemin de fer à voie étroite qui longera la route. Des équipes du génie les assemblent. Les Allemands prétendent que ce chemin de fer est destiné au ravitaillement des populations civiles. Mais ce sont des travaux de campagne. Quoi que nous fassions ici, tout est utilisé pour la guerre.

Nous travaillons à présent à extraire du sable pour le ballast de cette voie ferrée. La carrière a été ouverte au milieu de la ville, sur une place bordée de maisons de bois. Ce n’est qu’à deux kilomètres de notre baraquement. Aussi travaillons-nous quatre heures de plus par jour. Chaque matin, une fois comptés, les sentinelles nous encadrent et nous répartissent en groupes. Ceux-ci prendront les brouettes, ceux-là les pelles et les pioches. Le plus grand nombre est aux brouettes ; pour ceux-là le pire supplice : ces atroces instrumens sont tout en fer, fabriqués à l’emporte-pièce, mal assemblés, des bouts de fer dépassant de partout, coupans et d’un maniement dangereux. Tout le jour il faudra avoir au bout des bras cette lourde chose, mal agencée et grinçante.

Et on part... En avant toute la cohorte des brouettes qui raclent et ferraillent sur les pavés. Puis, les hommes-pelles, les hommes-pioches. Et il faut aller par rangs de quatre, bien alignés, en dépit des mares d’eau, des fondrières de boue, dans lesquelles les brouettes s’enlizent et où l’on patauge : car on croise des « officiers. » Alors les sentinelles crient : « Achtung, » se raidissent, et tous nous devons tourner la tête.