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de 600 à 800 kilogs. A huit hommes seulement par arbre, c’est un labeur écrasant ; il faut marcher trois ou quatre kilomètres dans les prés et les marécages. A de certains momens on se sent vraiment effondré sous le poids. A la moindre défaillance, les coups de crosse. A la gare, ces arbres servent à faire des plans inclinés, de grands quais pour le débarquement de l’artillerie. Une équipe de soldats russes est occupée à décharger des obus, qui demain éclateront sur leurs propres tranchées ! Un train complet, chargé de rails à voies étroites pour chemin de fer de campagne, vient d’arriver. On garde la moitié des nôtres cette nuit pour le déchargement.

Le soir, en faisant route pour rentrer au camp, nous décidons de refuser demain le travail. Construire des quais militaires, décharger des rails, c’est travailler pour la guerre. Après-demain, ils nous feront décharger des obus, creuser des tranchées, comme les Russes ; ils n’ont pas le droit : ne nous laissons pas faire !

Donc, ce matin, aussitôt arrivés à la forêt, refus de travail. Stupeur boche et coups de crosse. Immobiles, les dents serrées, nous opposons le même refus catégorique. Toutes décontenancées, les brutes palabrent, et l’une d’elles s’en va là-bas rendre compte. Un jeune médecin allemand, à la figure poupine, et une infirmière qui batifolent sur la route, viennent s’informer de nous, puis, l’un contre l’autre, s’installent pour voir ce qui va se passer...

Cependant apparaît au loin le cheval blanc de l’Hystérique. Le voilà, les yeux ronds, hagards, le corps secoué de spasmes. Littéralement il écume, la bave aux lèvres : « Pourquoi ne travaillez-vous pas ? Sentinelles, pourquoi ne faites-vous pas travailler ces « maudits chiens ? » Abattez-les, comme de « maudits cochons ! » Ordre de tirer. La rébellion punie de mort. » Déjà sonnent sur les échines de grands coups de crosse. Les interprètes tentent d’expliquer nos raisons : « Ah ! Ah ! ils sont comiques ! Raisonner ? Non, non : travailler ! Tout de suite ! Tout le temps jusqu’à crever ! Trois, prenez-en trois, ceux-là, ces « crapules. » Vous ferez un exemple. » Il désigne au hasard trois de nos camarades, qui sont liés à un arbre comme à un pilori. Poussant son cheval au milieu de nous, il nous cingle à grands coups de cravache. Les sentinelles manœuvrent la culasse de leurs fusils. D’autres nous chargent.