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bientôt la faim, la fatigue nous rendent conscience de notre état. Malgré soi, à chaque minute, on vérifie l’heure, chaque fois amèrement déçu par la cruelle lenteur du temps.

Un régime de famine : le plus souvent de l’agouma, bouillie de farine très claire, dont il faut se distendre l’estomac ; une heure après, la faim est là de nouveau. Particulièrement répugnante la soupe de marrons et de vieilles poires cuites à l’eau, où surnage une croûte d’asticots. Chaque semaine, on attend avec impatience les trois seuls repas mangeables : le hareng, la soupe aux peaux et aux œufs de morue, et les pommes de terre. Mais alors la quantité diminue et les portions sont absolument insuffisantes.

Dans les baraques où nous rentrons le soir, nous sommes entassés à raison de deux cents hommes. Une seule paroi de planches disjointes, qui laisse passer la bise nocturne. Les systèmes de bas-flancs sont à trois étages, — en bas, à même le plancher, puis 1er et 2e étages, où il faut grimper comme un singe le long de poutrelles branlantes. Les places sont si exiguës qu’on se trouve flanc à flanc, et le plafond est si bas qu’on ne peut même s’asseoir. Peu de fenêtres, aucun système d’éclairage, une obscurité complète. Le sable, la vase séchée filtrent de toutes parts ; on vit dans une poussière rousse et malsaine qui vous déchire la poitrine : nous toussons sans répit.

14 juillet 1915. — Aujourd’hui, 14 juillet, nous avions demandé à ne pas travailler. Notre demande a été purement et simplement écartée. Ce matin, pour partir au travail, chacun avait arboré une petite cocarde aux trois couleurs. Accès de fureur chez toutes nos sentinelles qui ont voulu arracher ces insignes, remplacés aussitôt que disparus. Lutte, cris et coups. Le soir, nous sommes revenus avec des brassées de bruyères et de feuillages dont nous avons enguirlandé nos bas-flancs. Puis, après le jus, dans l’obscurité, on a dit des monologues, chanté des chants patriotiques. Les sentinelles, plusieurs fois, ont fait irruption en force ; chacun s’est aplati sur sa paillasse. Mais, vers onze heures, de toutes les baraques, nos douze cents voix ont entonné une splendide Marseillaise. La France était avec nous, ce soir-là, et nous étions avec elle... Toutes nos âmes, tous nos cœurs, exilés et mortifiés, se fondaient, s’unissaient en songeant à nos familles, à nos villages. Un même amour de la patrie nous embrasait, une même haine de la race maudite