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On a dit que le dernier mot de la philosophie était « comprendre et ne pas s’indigner. » Je ne sais; mais si j’avais à choisir, j’aimerais encore mieux, devant le crime, m’indigner et ne pas comprendre. Fort heureusement, le choix n’est pas nécessaire. Il y a des colères qui puisent, au contraire, dans l’approfondissement de leur objet, la force de se maintenir ou de se renouveler. La nôtre est de celles-là.


Séparées par près d’un demi-siècle, ces deux déclarations symbolisent assez bien, dans leur vivant contraste, d’une part, l’étal d’esprit qui régnait en France au moment de la guerre franco-allemande, et, d’autre part, celui dont paraissent heureusement animées les jeunes générations. Ce « renversement » d’opinion est l’un des plus instructifs de l’histoire. On ne s’expliquerait pas, ou l’on s’expliquerait mal, « le miracle français, » si l’on ne se représentait pas avec une certaine exactitude les étapes de cette évolution, morale autant qu’intellectuelle. Suivre et dessiner avec précision la courbe de la pensée française en ce dernier demi-siècle, ce serait mieux comprendre l’âme de la France nouvelle, celle d’aujourd’hui sans doute, mais aussi celle de demain.

Un fort bon livre récent [1], — hélas ! posthume, — peut nous y aider excellemment. L’auteur, George Fonsegrive, dont on a pu lire ici même d’intéressantes pages sur la Morale contemporaine, était une des personnalités originales de notre temps. Philosophe de profession, et philosophe catholique, esprit très ouvert, très actif et très informé, un peu rapide peut-être, avec des velléités de hardiesse et de brusques accès de timidité, très sage au fond, loyal et généreux, il s’était exercé dans les genres les plus divers : articles et essais de toute sorte, études philosophiques et sociales, religieuses et morales, romans sociaux, tout lui était un moyen d’exprimer et de répandre des idées qu’il jugeait utiles et vraies. Les « directions » de Léon XIII avaient été accueillies par lui avec une enthousiaste ferveur, et toute sa vie, il s’est efforcé de les suivre, de travailler à réconcilier « l’Église et le siècle. » Sous le pseudonyme d’Yves Le Querdec, il avait publié de vivantes et curieuses Lettres d’un

  1. George Fonsegrive. De Taine à Péguy : l’Évolution des idées dans la France contemporaine, 1 vol. ia-8; Paris, Bloud et Gay, 1917; — Cf. Un demi-siècle de civilisation française (1870-1915), 1 vol. in-8 ; Paris, Hachette, 1916; — la Science française, 2 vol. in-8; Paris, Larousse, 1915.