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Tous ces dictons, toute cette petite sagesse, un peu âpre et prosaïque, du terroir, tout cela n’était pas elle. Je ne saurais trop le répéter : cette pauvre grand’mère n’eut pour ainsi dire pas d’existence personnelle. Elle n’en eut pas, parce que toute sa vie se passa à se donner et à donner. Elle se donna à ses enfans d’abord, chair et sang, corps et âme, — puis à ses proches, à ses amis, à ses domestiques, au premier pauvre qui entrait. Elle était la Mère aux jupes de qui l’on se suspend, dont l’unique tâche est de rassasier les bouches qui demandent. En vraie maîtresse de maison, elle se sentait charge d’âmes. Avec n’importe qui, son premier geste était d’offrir. Elle avait, comme on dit, le cœur sur la main. D’une génération à l’autre, les enfans de ses serviteurs venaient frapper à sa porte, sûrs d’y trouver l’accueil et le réconfort. Elle avait habillé les pères et les mères, cousu les petits bonnets, préparé les langes des nouveau-nés. Pendant plus de cinquante ans, elle avait tenu table ouverte, hébergeant les riches et les indigens, les intimes et les inconnus, qu’on ne reverrait plus jamais, dressant des lits pour le passant, lui glissant un viatique dans la main. Pauvre vieille grand’mère, elle n’a pas fait fortune à ce métier ! Je songe à elle, en ce moment, le cœur gros de tendresse et de reconnaissance, et aussi d’une angoisse qui ne prendra fin qu’avec la victoire et la paix françaises. Dans ce petit cimetière de Lorraine où elle dort son dernier sommeil, s’est-elle réveillée d’horreur et d’effroi en entendant sonner encore une fois autour de sa tombe les talons des bottes allemandes, en reconnaissant, dans les insulteurs et les bourreaux de son pays, les descendans de ces étrangers qu’elle a reçus à son foyer, avec qui elle a partagé son pain, — et, prise de dégoût devant une telle bassesse d’âme, se repent-elle d’avoir été, comme notre France insoucieuse, bonne jusqu’à l’oubli de soi-même, généreuse jusqu’au dénûment ?...


LOUIS BERTRAND.