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voyante d’un ruban ou d’une étoffe : une jupe vert tendre était qualifiée par elle de « beau vergoso ! » — Un « beau trimâzô » désignait une personne outrageusement parée, ou qui s’était livrée à une véritable débauche de mauvais goût. L’excès même dans la laideur lui semblait une chose inconvenante, qu’on ne se permet pas quand on est bien élevé. Elle refusait d’y arrêter sa vue ou sa pensée :

— Mademoiselle Une Telle ?... Qu’elle coure se cacher ! c’est un « monin ! »

Il n’était pas jusqu’aux embonpoints qui ne dussent, pour elle, observer une certaine mesure. Un monsieur qui se singularisait par un trop gros ventre excitait immédiatement ses sarcasmes :

— Quelle indécence ! ricanait-elle : il ne peut plus se baisser !

Les jeunes filles qu’on traitait inconsidérément de « musiciennes » ou qui affichaient des ambitions « artistes » étaient renvoyées par elle à leurs chiffons :

— Elle chante comme une perdue ! gémissait ma grand’mère : elle me rend moitié sotte ! Elle ne fait que « russonner » du matin au soir !... Que voulez-vous, c’est une « bayâte ! »

« Bayâtes » aussi les chanteuses des rues, qui s’arrêtent devant les maisons avec un orgue à manivelle ! Et non moins « bayâts » les gens qui ont l’habitude de crier, de s’emporter en paroles. Elle disait de son mari :

— Ah ! c’était un fameux « bayât ! »

Mais ce qui dominait toutes ces petites critiques, c’était la défiance instinctive et héréditaire du Lorrain : la terreur d’être dupe. Invariablement, chaque fois que nous lui faisions part d’un projet un peu téméraire, à son avis, d’une affaire peu sûre, d’une liaison risquée, elle s’empressait de déclarer :

— Prends garde ! Sinon, c’est moi qui te le dis : tu seras le « dabô ! »

Un mot que je lui entendis prononcer tout enfant, dont je me suis toujours souvenu et qui emprunte aux circonstances actuelles un accent tragique, ce mot exprime pour moi toute la douloureuse et stoïque résignation de notre Lorraine sans cesse rançonnée et torturée par le reitre qui passe. Un jour que je me plaignais d’un de mes professeurs, qui m’avait infligé une punition imméritée, elle me répondit assez durement :

N’empêche : il faut obéir ! Qui est maître est maître !