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sur le pied de bois qui les maintenait debout derrière la vitrine des marchands de jouets. A Briey, on salonnait énormément, en ce temps-là, et on se mettait volontiers sur son pied. A côté et au-dessus des « coiroïls » populaires, les bourgeois et les hobereaux de l’endroit avaient leurs petites réceptions assidues. Ma grand’mère ne put y participer régulièrement que vers la fin de sa vie, lorsqu’elle prit, si je puis dire, sa retraite. Mais elle avait de la tradition et elle s’était fait la main de longue date ! Elle savait écouter. A peu près dépourvue de personnalité, elle n’éprouvait aucune envie de briller et laissait parler son monde indéfiniment, avec une patience qui faisait mon admiration. Et même, je suis sûr qu’au fond elle en était enchantée. En prêtant l’oreille aux palabres de ces odieux raseurs, en s’installant quotidiennement à heure fixe dans son fauteuil pour les recevoir avec ses papillotes, son bonnet à rubans violets, son « couvot » ou sa « marchette » sous ses pieds, elle avait conscience de remplir un devoir social, auquel une personne de sa condition ne pouvait pas se dérober. Quand elle plaçait son mot dans la conversation, c’était généralement une expression imagée, sortie toute vive du terroir, un mot drôle, mais qui ne venait pas d’elle, qu’elle avait recueilli, soixante ans plus tôt, sur les lèvres d’une aïeule, d’un fermier, d’un vieux serviteur et que sa mémoire docile avait gardé. Elle était dépourvue de malice : naïvement, elle s’étonnait de tout. Son exclamation favorite était : « Peut-on ! » pour : « Est-ce possible ! » — qu’elle répétait à propos des choses et des événemens les moins extraordinaires. Sans nulle fantaisie, sans humour, sans imagination d’aucune sorte, elle donnait pourtant l’impression de tout cela, rien qu’en laissant parler en elle les voix de la terre et de la race. Ce n’était pas elle qui parlait, c’était, par sa bouche, toute une petite ville moqueuse, caustique, prompte à éplucher le voisin, à saisir le ridicule, et qui sentait encore la rudesse de la campagne toute proche.

Lorsque je l’ai le mieux connue, elle passait ses après-midi, embusquée derrière les rideaux de sa salle à manger, le dos tourné à la « cheminée prussienne, » qui ronflait d’un beau feu clair. En face, sur une haute crédence en noyer ciré, les lampes Carcel, coiffées d’un bouchon à papillotes, qui s’étalaient sur leurs globes comme des perruques « louisquatorziennes, » se faisaient vis-à-vis cérémonieusement. Sa boite à ouvrage (car