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Cette excellente Delphine ! (c’était le nom de cette incomparable couturière), je l’ai très peu connue. Mais j’ai sous les yeux une photographie qu’elle s’était fait faire, — à Metz, chez Oulif, peintre-photographe, rue des Jardins, — désireuse de léguer à la postérité une image agréable de sa personne... Devant une table à colonnes torses et un pan de rideaux somptueux, elle minaude dans une jupe de soie noire à manches « engageantes » et à manchettes de mousseline bouffantes, le corsage boutonné jusqu’au menton, sous un petit col blanc, que ferme une broche en camée. Une de ses mains est appuyée sur le creux de son estomac, et l’autre, négligemment, tient une fleur et un mouchoir de dentelle déployé...

Ma grand’mère aimait beaucoup cette vieille fille, qui savait si bien conter les histoires. En récompense de ses commérages, elle lui faisait préparer des petits plats. Elle la choyait, la dorlotait. Car non seulement celle-ci déjeunait et dinait à la maison, les jours où elle y travaillait, mais, à quatre heures, selon l’expression consacrée, elle « recinait. » Quand elle avait défilé son chapelet de nouvelles, ma grand’mère lui disait d’un petit air affriolant :

— Delphine, je vous ai fait faire une surprise pour le goûter... Vous aurez des « gamirons ! »

Les « gamirons » étaient une espèce de beignets, que je crois bien n’avoir jamais mangés qu’à Briey et chez ma grand’mère, laquelle en détenait la recette depuis longtemps perdue, comme le nom lui-même de cette friandise. On les apportait tout chauds, sortant de la poêle, sur une « volette » d’osier. Et je vois encore Delphine, la couturière, tout en croquant ses « gamirons, » tapoter son corsage pour en expulser les miettes et passer une langue gourmande sur ses lèvres duvetées et blanches de sucre...


Comme les femmes du XVIIIe siècle qu’elle avait connues, ma grand’mère adorait la conversation, non pas le papotage féminin, qui est de toutes les époques et de tous les milieux, mais la conversation grave, cérémonieuse, celle pour laquelle on s’habille, on se met en frais et en représentation, pour laquelle enfin on « est sur son pied. » Être sur son pied, c’était être en grands atours et en parade, comme des poupées habillées