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les coups des battoirs, expirait soudain dans la ferveur et le vacarme du battage, pour reprendre bientôt sur un ton plus aigu, en un ensemble assourdissant, comme dans les basses-cours, lorsque tout à coup, sur un signal mystérieux, toutes les volailles se mettent à s’égosiller de concert. Puis, cela retombait, et l’on ne distinguait plus que le roulement des battoirs qui sonnaient sur les planches comme un temps de galop sur une piste sonore. Lorsque, petits garçons, nous traversions le Pont-Rouge, d’où nous dominions les baquets de nos laveuses, nous ne manquions jamais d’imiter le sifflement des oies, pour narguer ces bavardes infatigables : ce qui nous valait une bordée d’injures et la menace d’une fessée par les terribles battoirs, brandis contre nous au bout de poignets vigoureux. Mais nous les « bisions » de plus belle, en fuyant à toutes jambes.

« Biser, » c’était se croiser les deux index et se les passer l’un sur l’autre, en sifflant et en tirant la langue, à la façon des jars en colère. Ce petit manège avait le don de mettre en fureur ces chères laveuses, comme une allusion personnelle qui les couvrait de ridicule. De fait, j’ai revu plus tard une de ces vieilles braves femmes, toute cassée, toute ridée, toute branlante. Mais, dans cette décrépitude, sa redoutable langue de laveuse était restée vivace et gaillarde. Pareille à un dard, elle sortait à demi de la bouche édentée, prête à transpercer quelqu’un de sa pointe acérée. D’avance, elle en frétillait d’aise, et, rouge, marinée, recuite dans les petits verres d’alcool, elle flambait encore comme un brandon de discorde.

Cependant, ces rudes travailleuses, dont nous nous moquions, étaient fort considérées de nos mères. C’étaient des personnages d’importance, indispensables à l’économie domestique. Les lessives, qui n’avaient lieu que deux fois par an et qui supposaient des armoires bourrées de linge, devenaient de véritables solennités du foyer, dont les laveuses étaient les humides prêtresses. On s’assurait leur concours longtemps d’avance. Il y fallait déployer une véritable diplomatie. Quelquefois, on se les débauchait mutuellement. Enfin, c’était toute une affaire que de les réunir au complet pour le jour dit : c’est pourquoi on les flattait, on les circonvenait, on les comblait d’attentions. Aussi, quelle joie et quel orgueil, quand on pouvait annoncer à ses connaissances :