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qu’ils y recevaient, ces vieux amis ne manquaient point d’envoyer un pâté de foie gras pour les grandes fêtes de l’année. Mon grand-père seul en mangeait, au milieu de l’admiration religieuse des convives… Et l’on voyait enfin à cette table de jeunes Allemands de la Prusse rhénane qui venaient apprendre, chez nous, leur métier de brasseurs et s’initier aux élégances de la civilisation et de la langue françaises.

Évidemment, je n’ai point pris ma part de ces agapes patriarcales ; je n’ai connu ni les habitués ni les hôtes de la brasserie. Mais, pendant les veillées d’hiver, à l’époque de ma petite enfance, ma grand’mère aimait à m’entretenir de ce vieux temps, qui, encore une fois, fut assurément le meilleur de sa vie. Au lendemain de l’invasion de 1870, alors que la frontière rétrécie, si proche alors de nos foyers, nous donnait comme une sensation d’étouffement, les souvenirs de l’aïeule m’ouvraient des perspectives sur une France immense et glorieuse, qui ne finissait qu’au Rhin. Pour elle, Saarbrück, Kaiserslautern, Trêves, Coblentz étaient des noms aussi familiers que ceux de Metz et de Thionville. Et malgré les récentes horreurs de la guerre allemande, les gens qu’elle connaissait là-bas n’évoquaient à ses yeux que de bons et loyaux visages, des réceptions charmantes, des parties de plaisir égayées de danses et de musique sentimentale. Elle y avait entendu parler notre langue, acclamer notre pays… Mais surtout, ce que je retrouvais dans les conversations de ma bonne femme de grand’mère, c’était l’écho mourant de tous les langages qui se parlaient, depuis des siècles, dans ces contrées riveraines de la Moselle : mots paysans, mots bourgeois, idiotismes provinciaux, élégances falotes de petits hobereaux ou de petits robins de bailliage, elle avait recueilli tout cela dans son entourage, sans y rien ajouter du sien. Sa mémoire était une plaque strictement réfléchissante, que nul reflet d’imagination ne troubla jamais. De même que la mère Charton était un vivant répertoire du parler de Spincourt et de la Woëvre, ma grand’mère offrait le vocabulaire le plus complet que j’aie connu de notre langage briotin et bas-mosellan.


Les Allemands prétendent que tout l’idéal de leurs vertueuses ménagères est enclos dans ces trois mots : « Kinder,