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après un éphémère éclat dans la première moitié du siècle, elle sombra avec la défaite de 1870.

Jusqu’à la mort de mon grand-père, elle fut non seulement un centre de réunion, mais de ralliement moral pour la famille. Après lui, vint la dispersion et l’oubli des traditions anciennes. Pour moi, je ne l’ai connue que dans sa décadence. Néanmoins elle résumait à mes yeux d’enfant tant de vieilles choses évanouies ailleurs, tant de vieilles idées et de vieilles habitudes, qu’elle m’a laissé un souvenir ineffaçable. Je revois ses caves, voûtées comme des cryptes de cathédrale et perpétuellement inondées par les coulures des foudres et des cuves de fermentation, ou par les rinçages des tonneaux. On s’y aventurait sur des poutres branlantes, formant ponceau d’un bout à l’autre de ces caves en enfilade, parmi les garçons brasseurs qui roulaient des fûts ou qui trimballaient des arrosoirs d’eau bouillante. Ces garçons brasseurs, dont l’uniforme consistait essentiellement en une paire de bottes et un tablier bleu, c’est une espèce aujourd’hui disparue, véritables types d’anciens ouvriers corporatifs. J’en ai connu un qui était au service de la brasserie depuis soixante ans. Ils s’y succédaient de père en fils et ils y étaient traités comme les enfans de la maison. On disait d’eux : « Not’ Jacques, not’ Baptiste, » comme on disait de leurs jeunes maîtres : « Not’ Alphonse, ou not’ Èmile. » La plupart étaient de francs poivrots, aux moustaches toujours dégouttantes de bière. Ils avaient leur tonneau à eux, avec un gros verre posé dessus, où l’on buvait à discrétion du matin au soir. La tradition voulait que, lorsqu’on mettait un nouveau tonneau en perce, tout le personnel de la brasserie s’offrît une saoulerie complète. Et cela leur arrivait souvent de tarir un tonneau !

Métier débonnaire et, en somme, peu fatigant ! Le plus pénible pour les hommes, c’était, les jours de brassin (et l’on ne brassait guère plus de deux fois par semaine), de porter la hotte, une hotte de bois cerclée de fer comme un foudre et qui servait à véhiculer la bière brûlante des chaudières aux » rafraîchissoirs. » Quelle bonne odeur exhalait la maison, ces jours-là ! Odeur laiteuse d’orge écrasée, odeur un peu âpre et sauvage de houblon, qui m’apportait, dans une buée chaude, une vision naïve des grandes plaines d’Alsace. Je me représentais l’Alsace sous l’aspect d’une immense chaudière fumante, où des paysans en culottes courtes, comme dans les images d’Epinal, déversaient