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anciens députés de la Moselle, écrivit à ma grand’mère une lettre de condoléances, que j’ai conservée, et qui témoignait de la plus grande considération administrative pour cet exemplaire serviteur de la bonne cause. Parmi nos reliques familiales, je retrouve un ruban rouge strié de vert, dans une petite boîte blanche, timbrée de l’aigle impériale, avec cette inscription : Aux compagnons de gloire de Napoléon Ier. Cette décoration aurait été remise, parait-il, à mon grand’père par le même Stéphen Liégeard, sous-préfet, qui le traitait ainsi fort habilement comme un vieux grognard, bien qu’il n’eût jamais été que garde national et simple conscrit en 1814 ou 1815. Néanmoins, il avait une fort belle allure militaire, qui ajoutait encore à son prestige dans les milieux politiques. Les gens du peuple l’avaient surnommé Fanfan, comme les La Fleur ou les La Tulipe de la vieille armée. Il était adoré de ses ouvriers, tous libéraux et bonapartistes qu’il avait enrôlés. L’un d’eux, un vieux cocher nommé Doudou, ancien soldat, lui avait voué le même fanatisme qu’à l’Empereur en personne : à sa mort, il le veilla et il le pleura comme on ne pleure pas un maître. Autoritaire, ayant le verbe haut et, dans toute sa personne, un air de commandement, ce bourgeois napoléonien était consulté avec déférence, non seulement par les autres bourgeois de la ville, mais par une foule de cliens éparpillés à dix lieues à la ronde. Il était écouté comme un oracle par la famille de sa femme, qui s’inclinait devant sa supériorité très réelle. A table, dans les repas solennels, il présidait avec une majesté quasi sacerdotale. Pour trancher les rôtis, il avait des gestes augustes de sacrificateur. C’était le patriarche, à la fois roi et prêtre à son foyer. Tous les soirs, agenouillé devant la haute cheminée de la cuisine, que surmontait un crucifix de cuivre, entouré de ses huit enfans vivans et de ses domestiques, il prononçait la prière…

Complètement éclipsée par ce superbe époux, ma grand’mère se confina dans ses fonctions de ménagère et de maîtresse de maison. Cette brasserie où elle était descendue, peut-être à regret, elle y passa certainement les meilleures années de sa vie, les plus exemptes de soucis, les plus comblées de félicités matérielles. Cette vieille maison des aïeux a suivi le sort de la Lorraine et de la France monarchique. Paisiblement transmise de père en fils pendant des siècles, elle eut du mal à se remettre des secousses de la Révolution et du premier Empire. Puis,