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d’effroi que les violences toutes récentes des Allemands venaient encore de raviver. Sans doute, dès cette époque de 1815, nos grands-parens avaient dû envisager la perspective d’une annexion prussienne, d’une incorporation de notre Basse-Lorraine aux pays rhénans. Nos gens de Briey, si réfractaires à la langue allemande, si moqueurs de tout ce qui sentait la lourdeur ou la grossièreté germanique, durent peut-être alors se préparer à la triste nécessité de parler la langue du vainqueur. Toujours est-il que ma grand’mère avait gardé dans sa mémoire deux ou trois mots d’allemand, souvenirs un peu honteux de l’invasion, qu’elle s’était empressée d’oublier pendant toute cette longue période de sa vie, où il y eut un regain de sécurité et même de gloire française, et qui lui revinrent en 1870, lorsqu’il fallut de nouveau héberger des garnisaires teutons. Elle n’avait pour eux que du dégoût, comme pour leurs pères de 1815. En revanche, elle ne tarissait pas en éloges sur les officiers russes, qui s’étaient montrés, disait-elle, beaucoup plus humains et surtout plus polis que les Prussiens. Pour elle, les Russes étaient des modèles de gentilhommerie, de courtoisie toute française. D’ailleurs, ils affectaient de ne parler que le français, au rebours des Allemands qui prétendaient imposer leur odieux jargon. Quelques-uns d’entre eux furent très probablement les hôtes de La Solle. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’apparition de ces brillans cavaliers frappa vivement l’imagination de ma grand’mère. Cette Lorraine, de sens rassis, cette bourgeoise assez froide et terre à terre, je ne l’ai jamais vue s’animer un peu, sortir de son prosaïsme imperturbable, que lorsqu’elle parlait des officiers russes. C’était son petit romantisme à elle, en tout cas l’unique rayon de poésie qui eût traversé sa jeunesse.

L’existence n’avait pas dû être bien gaie pour elle dans ce rustique manoir de La Solle, où elle était née en 1796, au lendemain de la tourmente révolutionnaire qui venait de ruiner et de disperser sa famille. Un de ses oncles avait dû émigrer. Son grand’père, Adam de Fromeréville, qui fut inquiété pendant la Terreur, eut beaucoup de peine à sauver sa vie ; ce ne fut pas pour bien longtemps d’ailleurs : il mourut deux ans après, en 1795. Quant à son père, Jacques-François-Marie Bouvier de Lamotte, lieutenant au régiment de Fort-Royal, elle ignorait ce qu’il était devenu pendant la Révolution. Il dut se cacher