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sorte de boulevard à demi protégé, sur la droite, par une pente dont la coupure faisait muraille, u Restez près du mur, » disait un écriteau. Tout d’un coup, le tir allemand recommença. Un coup passa, coupant la route en arrière, assez près, cette fois, avec exactement le bruit prolongé d’une fusée dans un feu d’artifice, mais ici fusée horizontale, tendue tout près de terre. Un autre suivit, toujours du même côté, et certainement très proche.

Et presque aussitôt, une chose toute nouvelle. Devant nous, un souffle violent, un whizz démesurément enflé, la trajectoire tendue à portée de la main, semble-t-il, dans l’intervalle de quelques mètres qui nous sépare de l’officier. Instinctivement, les têtes se baissent, les corps se jettent de côté, vers le mur de terre, et l’on voit l’obus éclater à cinquante mètres en contre-bas, près d’un champ de croix blanches, sur la pente ravagée qui descend à gauche de la route. On nous entraîne au fond d’un abri. A l’instant où il est perçu, le danger est déjà passé (si danger il y eut, car sans doute étions-nous restés dans l’angle mort du talus), — et l’on est bien sûr qu’il ne se renouvellera pas. Mais, l’expérience est bonne. On conçoit plus directement qu’on ne faisait ce qu’il faut avoir en soi pour imposer à la « carcasse, » après une telle sensation, d’en attendre sans bouger une autre, et puis une autre, parce que la consigne est de garder le terrain. On se rappelle ceux qui sont morts pour avoir impassiblement laissé se rapprocher d’eux, un à un, les souffles terribles.

La minute suivante, nous sommes à huit mètres sous terre, dans une jolie chambre où la lumière des lampes éclaire d’aimables images de la Vie parisienne. De simples et gentils garçons font passer des cigarettes, du whisky-and-soda. Et puis, c’est un thé en règle, avec cake et marmelade, tandis que là-haut, les whizz-bang mènent inutilement leur tapage. On cause, on parle des ennuis de l’existence confinée, de la longueur des semaines et des mois. L’aîné de nos hôtes, — vingt-quatre ans environ, — dit avec nostalgie : The foxes are having a good time at home (les renards, au pays, se donnent du bon temps). Le plus jeune, qui semble frais émoulu d’Eton, a fait toute la guerre : « Nous sommes allés de l’Aisne à Ypres, et quand nous en sommes partis, il ne restait dans le bataillon que trois officiers du début. »