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même enfant qui au printemps dernier lui avait jeté une pierre.

Il est vrai qu’il avait déjà onze ou douze ans. On pouvait, si les choses ne -s’arrangeaient pas, l’envoyer en apprentissage, et garder les autres à la maison. Gotton entrevoyait qu’après tout Luc était libre maintenant ; il pouvait l’épouser demain, elle serait la femme légitime, la seconde femme qui a le droit d’élever les enfans de la première, et la morte serait effacée, remplacée, vaincue définitivement, elle n’aurait pas même une tombe où ses enfans pussent aller prier, car, dans l’immense incendie, dont la moitié du ciel rougeoyait, son corps n’était plus sans doute qu’un petit tas d’ossemens noircis parmi les décombres. De Gertrude Moorslede, il ne serait plus jamais question : et pourtant elle vivait dans ces petites poitrines d’enfans pour repousser l’amour de la fille stérile.

« Il faut que je m’en aille ! » se redisait Gotton ; et les larmes ruisselaient sur ses joues. Depuis trois ans qu’elle avait quitté Metsys, elle n’avait plus rien connu en ce monde que la figure taciturne et passionnée de Luc. Son pays était pour elle un désert ; il n’y avait pas un être auprès de qui elle pût chercher refuge. S’en aller, cela signifiait mourir de cœur et de corps...

Pourtant, sans qu’elle conçût comment cela fût possible, elle était sûre qu’elle s’en irait. Alors, elle pensa : « Si je pouvais être tuée, moi aussi ? Ce ne doit pas être difficile ! » Elle alla vers la fenêtre, appuya contre la vitre son front lourd, et, regardant trembler au bord des nuages la lueur de l’incendie, elle s’enfonça dans la pensée de l’abime.

Le matin se leva, triste et morne comme des yeux qui ont trop pleuré. Une poussière de pluie rabattait sur l’horizon incolore la fumée de l’incendie. Après qu’on eut entendu le clairon allemand sonner l’appel, Luc sortit dans le village, tandis que Gotton habillait les enfans. Il revint au bout d’une demi-heure et lui fit signe qu’il voulait lui parler bas. Elle le suivit dans un coin de la chambre. Il lui dit :

— Il y a un soldat allemand qui a été tué sur la commune. Je l’ai vu, il est derrière la haie du vieux Van Dooren qui me l’a montré. Il a dû être tué cette nuit dans une affaire entre soldats et traîné là ensuite ; il n’y a pas de sang, et les blessures sont au couteau. Le corps est couvert de feuilles. Sans doute