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et d’où il était parti un matin de printemps pour ne plus revenir. Un peu plus loin, il arrivait devant la maison des Moorslede où Gertrude était rentrée avec ses cinq enfans après qu’il l’eut abandonnée.

La porte était grande ouverte : il entra. Dans la salle basse où il avait été insulté la veille par l’orgueil d’une forte famille paysanne, il respira l’odeur du sang. L’ombre était déjà trop noire pour qu’il pût rien distinguer, mais à peine eut-il franchi le seuil que des cris stridens s’élevèrent d’un coin de la chambre. Les enfans étaient là, terrifiés dans ces ténèbres. Il appela leurs noms : Jean-Baptiste ! Catherine ! Jean ! Bernard ! Louis ! Mais ils ne firent que crier plus éperdument. C’était comme le tumulte affolé qu’on entend la nuit dans un nid de petits oiseaux ensanglanté par le hibou.

À tâtons, il voulut marcher vers le coin où les petits s’étaient blottis. Son pied buta contre un obstacle ; il tomba, les mains en avant, par-dessus un cadavre. Il se releva ; de ses doigts où collaient des caillots gluans, il chercha le visage de ce mort : à la longue barbe dont il distinguait maintenant la blancheur dans l’obscurité, il reconnut son beau-père, le vieux Moorslede, un homme grand et gros qui, à soixante-dix ans, avait gardé sous ses cheveux d’argent des joues fleuries ; un homme qui avait été bon pour lui autrefois, pendant bien des années qu’il l’avait appelé son fils. Il lui sembla que le goût du sang lui remplissait la bouche, les cris des enfans faisaient monter à ses yeux des larmes d’angoisse. Enfin, il apercevait dans le recoin, à gauche de la cheminée, le petit groupe convulsif. Il s’approcha, se mit à genoux, étendit ses bras autour d’eux indistinctement, comme un oiseau étend ses ailes sur sa nichée, et il leur parla si doucement qu’il les calma et qu’il sentit contre sa poitrine leurs petits corps s’arrêter de trembler. « Il faut venir avec moi, leur dit-il, je suis votre papa. Personne ne vous fera de mal. » Il s’était relevé. Son fils aîné le prit par la main et l’entraîna vers la chambre voisine. Un reste de jour y entrait par une fenêtre dont les petits carreaux glauques faisaient face au couchant. Il distingua sur le plancher plusieurs formes gisantes, et encore du sang étalé en nappes noires. Il comprit qu’il allait voir Gertrude ; il eût voulu détourner la tête et s’enfuir. Mais l’enfant ne lâchait pas sa main et le dominait de sa volonté passionnée. Il le conduisit ainsi jusque devant la