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As-tu du pain pour plusieurs jours ? Je ne te laisse plus mettre le pied dans la rue. S’il faut que nous logions du monde, je te cache au grenier. Tu as vu le barreau et l’anneau que j’ai forgés pour mettre là-haut. Les Bavarois ne les feront pas sauter. Je te garderai bien, mon agneau, mon trésor ; n’aie pas peur.

Gotton n’avait pas peur des Bavarois et Luc déchiffrait mal ce qu’exprimaient sa pâleur et la fixité obsédée de son regard. Depuis que la guerre avait éclaté, ouvrant ses infinies perspectives d’effroi, elle était possédée d’une terreur qui n’était pas celle du meurtre ou de l’incendie, celle des jours sans pain, des nuits sans abri, de l’avenir dévasté. La tragique secousse qui ébranlait toutes les âmes avait résonné pour elle comme la trompette du Jugement. Il lui semblait que la fin du monde allait arriver et elle se voyait avec épouvante enchaînée hors de la chrétienté dans les liens de l’amour coupable. Elle pensait au malheur suspendu sur chaque toit comme à un ange justicier et tremblait en écoutant la voix intérieure qui répétait : Dans quel état nous sommes-nous trouvés ? Elle se sentait reprise tout entière par des impressions de crainte fervente, solennelle qu’avait connues son enfance et que la jeunesse et l’amour avaient endormies dans leurs parfums de floraison. Les fleurs du printemps charnel, elles étaient toutes tombées, maintenant ; l’orage venait de secouer les dernières, dénudant la monstruosité du péché dont la pauvre Gotton subissait la vision fixe et accablante. Et pourtant elle se demandait comment elle aurait pu se garder du mal. Quand elle revivait en rêve les semaines de la fascination, quand elle se rappelait les paroles de Luc et son regard et comment elle s’était sentie prise de jour en jour, si fortement, si sûrement, il lui semblait qu’elle était entrée dans l’amour d’une manière aussi mystérieuse et inévitable que l’on naît et que l’on meurt. À cause de cela même et parce qu’elle avait conscience de n’avoir pas voulu le mal, elle s’y croyait vouée. « Oh ! qui m’aidera ? » soupirait-elle et elle avait espéré passionnément que Luc lui ramènerait un de ses petits, ou deux peut-être… Les plus petits si c’était possible… Mais non, ce n’était pas possible ! pourtant, est-ce qu’on sait jamais ?… Des enfans à garder, à soigner, à qui donner de son propre pain. Dieu ! qu’elle les eût aimés ! qu’elle se fût sacrifiée pour eux de bon cœur s’il l’avait fallu ! Et il lui avait toujours paru que les enfans qu’on a sous son