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présens qu’au hasard de ses courses Luc avait l’habitude de lui rapporter : des rideaux d’andrinople pour la fenêtre, une lampe de cuivre, des plats de faïence peints d’oiseaux et de feuillages, des pots d’étain, — puis là-bas, pendues derrière un rideau, des robes de toutes les couleurs, des jupes à raies, des fichus à fleurs ; à côte, le coffre où était plié le beau linge blanc et qui recelait aussi une petite boîte pleine de bijoux d’or. Gotton considérait tout cela que Luc lui avait donné depuis trois ans. Il l’avait traitée comme une maîtresse que l’on flatte, que l’on gâte, pas comme une vraie femme avec qui l’on se réjouit des économies. Elle en avait été attendrie souvent ; aujourd’hui cette pensée augmentait son trouble et l’horreur qu’elle avait d’elle-même. Elle considéra encore un miroir pendu au mur, au fond duquel, tandis qu’elle se peignait le soir sous la lampe et que des cascades d’or ruisselaient sur sa nudité, elle avait si souvent vu apparaître le visage ensorcelé de Luc. Elle se vit elle-même dans le miroir, blanche jusqu’aux lèvres. Tout ce que Luc lui avait donné, toutes ces choses imprégnées de souvenir et d’amour lui parurent subitement lointaines comme si elle les regardait de l’autre côté de la mort ; son propre visage l’observait comme un fantôme. Elle se sentait immensément seule. Le bonheur s’était évanoui comme une rosée et combien il lui semblait maintenant léger, pâle, fugitif en face de cette terrible et persistante réalité de la faute, de cette honte d’un père qui ne peut plus protéger ses enfans ! Les coups de marteau qui résonnaient régulièrement dans la forge lui écrasaient le cœur. « Il n’ira pas ! » se disait-elle. Et toute la vivante chaleur des baisers dont il l’avait vêtue tant de nuits se dissipait au souffle de la condamnation qu’elle sentait passer sur sa vie. Une voix criait du dedans : « Pour l’idolâtrie de mon corps, il a quitté depuis trois ans la femme qu’il avait prise devant Dieu et les petits qui avaient besoin de lui ! » Elle se sentait nue et défaillante sous les fouets du remords.

A côté, Luc frappait toujours l’enclume et les coups ébranlaient fortement l’espace où ne passait aucun autre bruit. Dans son vertige il semblait à Gotton que le bras de Luc rivait autour d’elle la chaîne de son péché.

Luc n’alla pas à Iseghem ce jour-là, ni le lendemain. Mais seulement le troisième jour, qui fut celui où toutes les cloches du canton sonnèrent à la fois le tocsin, poussé par sa propre