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pencha sur elle et enfin il entendit les paroles qui jaillissaient du plus profond du cœur :

— Oh ! Luc, tu les avais, ces enfans ; tu les as quittés pour moi, et je ne t’en ai pas donné d’autres !

Il l’entoura de ses bras, lui souleva la tête, la couvrit de baisers furieux.

— Je t’aime, lui disait-il, je n’ai souci que de toi. Ne me parle pas de cette vermine ! Ne me parle jamais de cet enfant maudit qui t’a frappée !

Elle répondit avec force :

— C’est nous les maudits !

Et un nouveau silence tomba sur eux. Puis Luc murmura d’une voix étouffée :

— Gotton, tu ne m’as jamais dit cela. Est-ce que tu n’es plus heureuse avec moi ?

Gotton posa sa tête contre la poitrine de Luc comme en un profond refuge. Le vent léger du soir passait sur sa joue, mais, sous sa tête, elle sentait battre à grands coups le cœur du forgeron. Elle éprouva que tout au monde lui était indifférent ou étranger, hors ce battement-là et cette enclume de chair où avait été forgé son propre destin. Sans relever son visage aux paupières closes, à présent tout recueilli dans l’amour, elle dit :

— Luc, j’ai une peine que tu ne peux pas guérir. Mais je suis toujours une chose à toi.


III

Il y avait trois semaines que le fléau de l’invasion progressait d’une marche horrible, marquée de sang et de décombres à travers les campagnes de Belgique. Et le tocsin sonnait à Metsys, à Meulebeke, à Iseghem parce qu’on savait que l’ennemi était proche et que ce soir-là, probablement, il entrerait dans le canton. Quelques familles étaient parties. Après le départ des jeunes gens appelés à l’armée au commencement d’août, on avait vu s’ébranler de jour en jour les tristes charrettes où les femmes et les enfans, en habits de dimanche, étaient assis parmi les meubles entassés, et les hommes marchaient derrière, et le fils aîné tenait par la bride le cheval de labour qui allait tirer jusqu’à Anvers, par l’interminable route poussiéreuse, les pauvres restes du foyer abandonné. Mais le plus