Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/810

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’à la route. Le plus petit, tout blond et tout ébouriffé, qui restait en arrière, quoique courant éperdument, serrait entre ses bras un gros bouquet d’orchis violets.

Lg forgeron tressaillit au son de ces jeunes voix. Le plus grand garçon qui menait la bande, en arrivant au bord de la route, s’arrêta tout net, dans une attitude de saisissement. Alors, tout bas, Luc dit à Gotton : « Les reconnais-tu ? » Et du regard il compta ses enfans. Ils étaient bien là, tous : Jean-Baptiste, Catherine, Jean, Bernard et le petit Louis ; ils étaient beaux ; ils avaient les yeux étincelans, le sang aux joues, le souffle court comme celui des jeunes chiens après la course. Ayant dévalé la pente, voilà que, sur le bord blanc de la route, ils étaient en arrêt tous les cinq, et il semblait que les plus petits même eussent compris.

Luc fut saisi d’un grand désir de parler avec ses enfans. Sur un ton d’une douceur singulière, il appela l’aîné : « Tu es là, Jean-Baptiste ? » L’enfant ne répondit pas ; ses yeux se fixaient avec une sauvagerie hostile sur le couple qui se tenait à quelques mètres de lui. Subitement il se baissa, ramassa une pierre et la lança vers Gotton. Les cinq enfans aussitôt, sans proférer un son, détalèrent sur la route comme des lutins noirs dans le flamboiement rose de l’horizon.

Luc s’élançait après eux, mais Gotton s’abattit sur son épaule avec un cri sourd, et son poids était tellement inerte qu’il la crut blessée. Alors, tout en la soutenant, il se baissa comme avait fait son fils ; mais elle l’enferma entre ses deux bras et lui cria : « Tu ne vas pas leur jeter des pierres, à tes petits ! » Luc la traîna, pour l’y étendre, sur ce pré où il était venu respirer le souvenir des premiers baisers.

— Où as-tu mal ? demandait-il. Où est-ce qu’il t’a frappée ?

Elle cachait sa figure dans l’herbe et tout son corps était agité de longs frissons et de sanglots. Et comme il répétait : « Où as-tu mal ? » elle secouait la tête sans pouvoir répondre. Il essaya de la caresser, mais elle le repoussa. Il comprit que c’était d’une source solitaire et longuement creusée que débordait ce flot de douleur ; il se sentit seul à son tour et désemparé. Les gémissemens de la femme qu’il aimait et qu’il avait pu croire unie et fondue à lui de tout son être lui arrivaient comme de l’autre bord d’un abime. Une fois de plus, il se