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tranchée avait contenu, tout un hiver durant, un cadavre dont les pieds gelés sortaient de la paroi. Ces. deux pieds, on en parlait toujours comme du « portemanteau » : the hat rack. Ceci donne le ton. Il s’agit bien d’une transposition constante, où se manifeste, sans doute, la verve, l’inépuisable vitalité de ces jeunes gens, mais aussi, leur secret parti pris de résistance.


De son pas flâneur, avec l’allure d’un homme qui s’acquitte par conscience d’une besogne qu’il juge inutile, l’adolescent nous a menés à deux cents mètres environ de l’ennemi (à partir de là, le fossé s’en éloignait).

— « Il n’y a pas beaucoup d’accidens, dit-il, parce qu’ils ont des heures régulières de tir. Mais on ne sait jamais au juste. Passez vite les yeux par-dessus le parapet, si vous voulez voir l’ensemble des positions. »

Il était monté sur un terrassement qui sert aux mortiers, et la moitié du buste hors de la tranchée, d’une voix nonchalante, il expliquait le paysage :

— « Là-bas, en face, cette crête, c’est le plateau de Vimy. A gauche, au Nord, Souchez et le plateau de Notre-Dame-de-Lorette. Maintenant, tournez-vous. Dans le Sud, Neuville-Saint-Vaast, Ecurie. Bien entendu, les emplacemens : il ne reste rien de visible. A droite, les deux tours lointaines sur une éminence isolée, c’est Mont-Saint-Eloi. Arras, qu’on ne voit pas, est par derrière. »

C’était tout le champ de bataille d’Artois qui s’étendait sous nos yeux, le champ illustre de juin 1915, où nos vagues d’assaut, balayant la plaine d’un élan que le Commandement n’avait pas imaginé, percèrent si vite, du côté de Vimy, que l’horaire et tout le dispositif de soutien en furent déconcertés.

On ne voyait qu’une étendue pâle, pleine de ravins et de. cratères, qui descendait, chaotique, devant nous, et puis remontait pour finir, là-bas, sur le ciel, en ligne ondulante comme, en mer, la crête dénivelée d’une longue houle qui vient de passer et qu’on regarde fuir. Nul signe de l’ennemi, rien de vivant, pas même un détail visible, pas un arbre ou une maison dans cette vallée de la mort. Un silence absolu. Ces espaces où des nappes de sang ont coulé sous des nappes de mitraille, ces espaces terribles fascinaient. De quels yeux furent-ils regardés à la dernière,