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débordent sur la paupière jaune et plissée. Le vieux chantre pleurait en priant la mère de toute pureté.

Gotton se détourna ; elle chercha Luc : il était absorbé à regarder un tableau dans une chapelle voisine et n’avait rien vu. « Allons-nous-en, » dit-elle. Il fut étonné de sa brusquerie et la suivit avec inquiétude. Pour elle le charme était rompu, l’ivresse épuisée ; en un instant, elle avait perdu l’illusion d’être fondue dans le peuple chrétien.

— Je voudrais rentrer à l’auberge, dit-elle à Luc, dès qu’ils furent dehors. Tu entends, les carillons cessent ; je suis trop fatiguée pour veiller davantage.

— Comment ? dit Luc. Est-ce que tu ne veux pas rester pour la messe de minuit ?

— Oh ! non, fit-elle. La tête me tourne de tant de choses que j’ai vues !

Ils gagnèrent l’auberge où l’on dressait la table pour le réveillon. Mais ils n’avaient plus envie de souper ; ils se couchèrent. Quand Luc se fut endormi près d’elle, Gotton ne retint plus ses larmes. Longtemps elle pleura, tandis qu’en bas, autour de l’oie rôtie, résonnaient les rires. Elle ne pouvait distraire sa pensée de ce visage malheureux qui lui était apparu dans la lumière des cierges ; ni de cette ardente prière dont elle ne doutait pas qu’elle fût l’objet. Pour la première fois depuis qu’elle vivait avec Luc, elle se sentit non plus seulement déçue, non plus seulement méprisée, mais coupable.

Gotton reprit sa vie à la forge de Meulebeke sans avoir dit à Luc la rencontre qui l’avait troublée. Elle ne lui parla pas davantage du chagrin qu’elle éprouvait de n’avoir pas d’enfans. Elle l’aimait ; elle s’attachait à ne pas le faire souffrir et aussi à retarder l’heure où naîtraient chez lui des regrets qui lui semblaient presque inévitables. L’amour, le dévouement, l’obéissance remplissaient au jour le jour une vie dont elle ne voulait pas interroger l’horizon. Cependant, lorsqu’elle restait seule, il arrivait parfois qu’une vague de tristesse lui débordât du cœur.

Un après-midi de la fin d’avril où Luc, rentrant à la forge, l’avait trouvée ainsi perdue dans ses rêves et tout en larmes, il lui dit à voix basse, en lui baisant les cheveux : « Viens voir, il fait beau comme au temps où tu m’es venue ; viens un peu