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La nouveauté des circonstances lui donnait une sorte d’ivresse. De longtemps, Luc ne l’avait pas vue si gaie. Ses yeux brillans, dans le poudroiement humide du brouillard, erraient sur les choses avec une expression d’enthousiasme, son pas était vif ; de temps à autre, elle se retournait à demi et s’appuyait au bras de Luc avec un mouvement plein de tendresse et de bonheur.

Vers sept heures, ils dînèrent, et Luc lui fit boire du vin.

A huit heures, les cloches commencèrent de tinter. D’abord, ce furent des sons clairs, égaux, qui s’essoraient de seconde en seconde, comme pour tâter l’espace avant que ne s’y déploie le vol nombreux des carillons. Aux premiers tintemens, le silence s’était fait dans la foule et toutes les têtes s’étaient levées comme si l’on avait dû voir passer dans le brouillard des ailes d’anges.

Puis, l’une après l’autre, les vénérables cloches de la cité s’ébranlèrent, joignant leurs voix à la voix qui s’était élancée d’abord, et tout le ciel fut bientôt animé d’un vaste frémissement. La ville entière chantait ; elle emplissait l’espace de son âme solennelle et joyeuse. Les ondes aériennes glissaient les unes dans les autres comme les flots d’une rivière fluide et bruissante. Il semblait que les écluses d’un fleuve mystique se fussent ouvertes, fleuve d’allégresse et de bénédiction pour la foule immense qu’effleurait son clair bouillonnement. De chaque clocher, tour à tour, s’envolait un chant qui planait sur les remous sonores, une mélodie qui faisait monter aux lèvres flamandes les paroles anciennes de quelque noël national.

Gotton écoutait ; les vibrations des cloches entraient en elle, dominant toute son âme. Il lui semblait que quelque chose d’elle volait et se balançait en plein ciel sur les ailes du son, bien loin de ses peines et de ses joies quotidiennes. L’art modeste du sonneur de Metsys l’avait préparée à comprendre les maîtres de Malines. Par momens, elle pensait ce soir à son père et à cette chambre du sonneur dans le clocher de Metsys où, petite fille, elle était souvent montée avec lui pour le voir tirer sur les cordes, suivant un rythme souple et long. Elle se sentait pour lui un mouvement d’affection et imaginait combien il serait heureux de passer à Malines une telle nuit. Mais ce n’était pas possible qu’il fût venu ; il avait à sonner au village la messe de minuit... Infatigable, Gotton entraînait Luc