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laquelle elle serait pressée ; des gens qui lui parleraient sans connaître son histoire, des églises où elle oserait entrer, s’agenouiller parmi le peuple chrétien. Avec reconnaissance, elle dit à Luc qu’elle aimerait aller à cette fête. Pendant trois jours, elle en rêva, goûtant à l’avance les heures où, confondue dans la multitude étrangère, elle rejetterait le poids du mépris public. Le moment venu, ils partirent ensemble et gagnèrent à pied la station de chemin de fer la plus voisine. Un épais brouillard enveloppait la terre de tiédeur. Gotton, le front appuyé à la vitre de son compartiment de troisième classe, regarda fuir les campagnes mouillées, voilées de blanc cotonneux, au milieu desquelles les peupliers semblaient courir comme des spectres. Au bout d’environ trois quarts d’heure, elle descendit avec Luc en gare de Malines. Le brouillard était encore plus épais dans la ville que sur les champs. On allumait les réverbères. Gotton s’étonna de toutes ces sphères de lumière laiteuse enfilées le long des avenues comme les perles d’un collier. Cela lui parut merveilleusement beau. Luc l’emmena au hasard, par les rues dont les boutiques, bien que fermées, avaient pour la plupart un brillant éclairage derrière les vitres de leurs devantures.

Dans une ruelle de traverse, ils s’arrêtèrent devant une auberge de modeste apparence dont l’enseigne portait un panier de légumes au-dessous duquel était inscrit en français et en flamand : A la Jardinière de Rubens. Ils y entrèrent, y retinrent une chambre pour la nuit et deux places à la table du réveillon. Puis ils reprirent leur promenade sans but à travers les rues inconnues où les passans surgissaient et s’effaçaient comme des fantômes dans le brouillard. Ils coudoyaient des citadins de Malines et des paysans venus du fond des Flandres, et de riches étrangers, des Allemands à lunettes, des Américains glabres accompagnés de maigres jeunes femmes dont la beauté agile et hardie se rehaussait de bijoux. Gotton arrêtée un moment dans un remous de foule, parmi ces étrangères, les considérait avec une admiration infinie. Soudain, elle rougit d’étonnement et de plaisir en s’apercevant que ces créatures splendides la regardaient aussi et l’admiraient. Avec une intuition rapide, elle devina qu’on parlait d’elle, quoiqu’elle ne put comprendre les propos qui s’échangeaient à son passage : « Beautiful Flemish girl ! — Ach mein Lieb’ sieg’ st du was für ein schönes Rubens ! »