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vieilles idées, gênantes d’ailleurs pour l’Allemagne. Mais ces vérités séculaires, authentiquement traditionnelles, recommençaient de se révéler comme le salut de l’humanité ; les principes que naguère on avait crus caducs rendaient soudainement aux protestations des âmes une invincible portée.

La conscience moderne — affaire d’habitude — regardait encore, de temps à autre, vers son vieux maître Kant, vers ce maitre dont elle avait cru pouvoir proposer la morale à la foule des âmes : et soudainement il lui semblait que ce maître s’effaçait, se dérobait, qu’il biaisait. Certes oui, il avait voulu la paix éternelle, mais c’était « au point de vue du noumène ; » quant au monde des phénomènes, — et c’est dans ce monde-là que travaille l’Allemagne de Guillaume II, — il estimait, ce doux philosophe, que la guerre était le moyen à jamais indispensable pour tendre vers cette fin transcendante : la paix. Il parlait de la vie morale en un langage superbe ; mais il disait aussi que « l’esprit ne peut rien pour modifier la matière, et que cette matière, donc, était à jamais condamnée à demeurer purement matérielle, c’est-à-dire opposée à l’esprit : machine, inertie, violence, source d’égoïsme et de méchanceté. » Ainsi faisait-il « cheminer éternellement en dehors l’une de l’autre la vie naturelle et la vie morale, » à la faveur d’un « dualisme radical et absolu [1] ; » et sans le vouloir, ce maître altier d’une morale pure — trop pure — donnait ainsi quittance à la vie matérielle, à la matière, tout comme Luther, jadis, au terme de sa doctrine sur la nature et la grâce, se trouvait avoir donné quittance au péché. De ces deux grands éducateurs de la conscience moderne, les bourreaux de la Belgique retenaient surtout ces deux quittances-là.

Mais le cardinal Mercier, entretenant précisément de la conscience moderne, en 1908, les membres du jeune barreau d’Anvers, avait déjà montré comment le kantisme, avec ses bifurcations factices et ses cloisons étanches, « menait l’humanité dans une impasse ; » et comment on ne pouvait « protéger le contenu intégral de la conscience morale qu’en renonçant à

  1. Emile Boutroux, Morale kantienne et morale humaine. (Revue Bleue, 10-17 mars 1917, p. 165).