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depuis qu’il a cessé de boire de l’alcool, il consomme volontiers ses produits au lieu de les vendre. Il y gagne de ne pas fatiguer son cheval et de ne pas perdre lui-même deux ou trois journées pour porter son blé à telle ou telle gare, distante parfois de 60 à 100 verstes. Il ne tient pas à recevoir de l’argent dont il ne sait que faire. Depuis la guerre, il ne trouve à acheter aucun des objets qui lui sont le plus indispensables, tels que des clous, des fers à cheval, des ustensiles de ménage, des instrumens agricoles... Jadis, c’était surtout l’Allemagne qui les lui envoyait... Un matin, on voyait arriver dans le village une britchka, attelée d’un vigoureux cheval. Un homme en descendait, lourd, affable et loquace. C’était le commis voyageur allemand ! Il avait de tout dans sa britchka : des vis et des essieux pour les charrettes ; des fils, des aiguilles, de la poterie ou de la ferblanterie pour les ménagères ; des foulards et des rubans pour les jeunes filles, et jusqu’à des journaux de Pétrograd ou de Moscou pour le staroste (l’ancien du village.) Et tout le monde d’accourir !... L’Allemand n’était pas aimé, mais on avait besoin de lui... L’arrivée de la britchka, que rien n’a remplacée, manque au village. — Cela est une des mille leçons de la guerre dont nous devrons savoir profiter aussi.

Dans certaines contrées éloignées de la Russie, la guerre a fait rétrograder de cent ans la civilisation. Ne trouvant plus d’étoffes à un prix raisonnable, les paysannes se sont remises à filer la toile et à tisser les habits. Les vieux métiers ont revu le jour et l’on entend de nouveau au fond des isbas leur ronronnement monotone. Faute de pétrole, dont l’expédition dans les villages est presque arrêtée par suite de la crise des transports, on est revenu au mode d’éclairage contemporain d’Ivan le Terrible : un bout de bois, fiché entre deux des rondins qui forment les murs de la chaumière, et que l’on remplace toutes les cinq minutes. Ne pouvant plus se procurer de souliers confectionnés, on s’est remis aux chaussures à semelles de bois que l’on fabrique soi-même, et l’on revient aux « laptis » en écorce de bouleau tressée, dont l’usage commençait à se perdre dans de nombreux villages. La difficulté qu’il éprouve à se procurer du sucre fait aussi que le paysan refuse de vendre son miel dont il a besoin pour sa boisson indispensable : le thé.

Le niveau moral qui commençait à s’élever parmi les paysans