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comme la vie, et pour qui sait voir, cela est de l’art aussi ; mais c’est de l’art incohérent, de l’art inachevé, sans forme, sans ordre, sans harmonie, c’est moins de l’art que de la matière d’art. Pour que cet art s’organise il faut une longue initiation. L’initiation achevée, la démocratie bouillante de jadis s’est assagie, est devenue une bourgeoisie forcément conservatrice... et tout est à recommencer !...

J’entre dans la salle des séances au moment précis où le ministre de la Guerre et de la Marine, Goutchkoff, annonce sa démission : « Camarades, officiers et soldats, ce n’est plus en ministre que je viens à vous ! » Minute pathétique ! La vaste érudition militaire de M. Goutchkoff, ses efforts persévérans pour moderniser l’armée, son activité parlementaire, consacrée dès le début de la guerre aux besoins de la défense nationale, sont bien connus. Son départ apparaît comme une catastrophe à la majorité des citoyens. Le déjà ex-ministre de la Guerre parle, le visage un peu pâle sous la barbe grisonnante. Il parle de son œuvre et de ce qu’il croit être le devoir actuel de l’armée. De la tribune des journalistes où je suis, on entend fort mal. Je sors de la salle pour aller occuper une place au haut de l’hémicycle. Déjà la nouvelle de la démission de Goutchkoff s’est répandue dans les couloirs. Des soldats groupés la commentent d’un air consterné. Un « poilu » dont les boites et les habits sont encore maculés de la boue des tranchées et qui porte sous le bras un énorme paquet de feuilles de propagande en faveur de l’action patriotique, hoche tristement la tête en gémissant ;

— Quel malheur ! Quel malheur !

Un gradé, entouré d’une dizaine de soldats, donne des témoignages d’une violente colère. Je m’approche. Les soldats s’écartent. Je me trouve face à face avec le gradé. A quelques mots que j’ai prononcés, il a reconnu ma nationalité.

— Vous êtes Française, madame ? Eh ! bien, vous pouvez dire en France que nous sommes rudement malheureux... Notre ministre de la Guerre ! Comprenez-vous ? Ils l’ont obligé à partir. C’est du propre ! Dieu sait où nous allons !... Douraki ! Doùraki ! Douraki ! (Imbéciles)... Et voilà les Léninistes à présent.

Le partisan et ami de Lénine, Zinovieff, qui a traversé l’Allemagne avec lui, dans le fameux wagon plombé, vient d’entrer au palais de Tauride. Il doit y prendre la parole au lieu et place de son chef de file, retenu ailleurs. Je me hâte de regagner