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retourner puisqu’on ne se battra plus ? — Mais il faut se battre, sans quoi les Allemands prendront toutes nos terres. — Oh ! pas les nôtres, elles sont trop loin : je suis du gouvernement de Riazan. — Tu penses à toi... Mais les autres... Ceux qui sont des gouvernemens voisins, des Kitchineff, de la Petite-Russie ?... — Ah ! ceux-là, a répondu le soldat, je ne les empêche pas de se battre ! »

Altruiste et fraternel, le soldat russe n’a cependant pas la notion de la solidarité patriotique. Sous la férule du tsarisme, les idées simples et claires que tout homme normal porte en soi se sont atrophiées dans l’âme russe. En considérant comme un délit politique toute tentative de groupement des masses populaires, dans un pays où le climat, la constitution géologique, l’énormité des distances, font de l’éparpillement et de l’isolement de l’individu comme les conditions naturelles de la vie, les gouvernans ont réduit le peuple à une sorte de poussière humaine, à un système mécanique d’individus juxtaposés mais sans cohésion. Il est plus facile de critiquer le peuple russe que de le comprendre. Qui le comprend l’excuse... Pour un paysan russe d’avant la guerre, la patrie ce n’était pas l’ensemble de ces villes lointaines, — paradis inaccessibles dont souvent il ne connaissait pas même les noms, — de ces beautés ou de ces richesses du sol dont sa vie entière suffisait à peine à lui faire découvrir une parcelle, de ce trésor de productions intellectuelles, de traditions dont il ignorait jusqu’à l’existence ; la patrie, c’était son isba, son mir (commune) et par delà, son tsar. Le tsar tombé, la Russie apparaît comme un grand corps sans âme prêt pour la décomposition. Si la Révolution ne lui rend pas cette âme dont le tsarisme l’a dépossédée peu à peu, s’il ne se rencontre pas un être assez puissant, assez inspiré pour lui insuffler le sentiment du devoir commun, pour lui forger une âme collective, rien ne peut plus la sauver désormais. Vouée à l’anarchie et à l’incohérence, elle complétera de ses propres mains, par le morcellement géographique, l’émiettement moral réalisé par ses tsars. C’est le cas pour elle de faire sienne l’invocation passionnée de notre Musset :


Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?