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voie au passage des ponts. A l’heure actuelle, la moyenne des soldats présens sur le front varie entre 2 et 30 pour 100 !... Le nombre des déserteurs s’élève à plusieurs millions.

Puis les fraternisations sont venues. Après l’Appel à tous les socialistes, les soldats russes ont cru à la pacification universelle. Et, certes, ils ne demandaient qu’à y croire ! Ils étaient las de la guerre, las comme des enfans auxquels on a imposé un trop grand effort. Depuis trois ans, c’est par millions qu’on les jetait dans la gueule du Moloch allemand ! Certains d’entre eux, venus de quelque tranquille province de la Russie centrale, poussés sur les champs de bataille, ignorans et étonnés, ont fait successivement tous les fronts. Ils n’ont quitté les neiges des Karpathes où l’on enfonce jusqu’aux épaules que pour aller patauger dans les marais de Pinsk et de Riga, ou pour gravir, le ventre vide, les infranchissables montagnes d’Erzeroum. Qui dira les imméritées souffrances du soldat russe ? C’est à pleurer de pitié et à s’agenouiller de douleur ! Pendant la retraite de Galicie, faute de cartouches et d’obus, ils répondaient au tonnerre formidable des canons par des attaques à la baïonnette ; pendant celle de Pologne, n’ayant même plus de fusils, ils ramassaient des pierres pour les jeter aux Allemands. Lors de la brillante offensive de Radko Dmitrieff (décembre 1916), des compagnies entières se sont noyées, la nuit, dans la boue glacée des marécages. Il y a quelques mois encore, en Russie, le soldat n’était pas un homme, mais un matériel de guerre. A l’assaut des positions fortifiées on le jetait par masses sur les fils de fer barbelés : le terrain nivelé, les armées suivantes passaient sur les corps ! O sainte et héroïque soumission des armées russes !... Mourir avec de telles aggravations de douleurs, n’est-ce pas mourir plusieurs fois ?...

Et voici que tout à coup, à ces hommes, à ces grands enfans qui ont tant souffert, — et sans savoir pourquoi, — on annonce la liberté et la paix !... D’abord, c’est la surprise, le doute ; puis une sorte de délire s’empare d’eux ; ils oublient les maux passés, leur cœur déborde d’amour et de mansuétude. Subjectifs, ils prêtent leurs propres sentimens à leurs ennemis. « Comme nous, sans doute, ils se battaient à contre-cœur et par obéissance. Allégeons-les vite de ce fardeau ; déclarons-leur que désormais tous les hommes sont frères !... » Hélas ! c’est, retournée, la fable du Coq et du Renard.