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la Garde rouge est devant nous !... La détonation a été si proche que nous avons vu briller l’éclair ! A côté de M. Michel, un soldat tombe, foudroyé. Débandade folle. Avant que j’aie eu le temps de me reconnaître, je suis prise sous le bras, emportée presque... Conscient du danger que nous courons, M. Michel m’a saisie, et m’entraîne, et m’emporte hors de cette fournaise avec toute la force de ses robustes vingt ans ! La seconde salve me trouve à l’abri, dans un cinéma tout proche. Mon secrétaire est reparti. Mais je ne suis pas seule. En un instant, le hall est rempli. Les grandes glaces des murs reflètent des visages épouvantés d’hommes, de femmes et d’enfans. On entend :

— Tirer sur une foule paisible et sans armes ! Quel crime !...

En effet, depuis les perquisitions de la Grande Semaine, rares sont ceux qui possèdent encore un revolver.

Une petite fille que la foule bousculante a séparée de sa mère pleure dans un coin.

Deux, trois salves encore, puis le silence... Silence gros d’inquiétude... La porte se rouvre : on apporte les blessés et les morts. M. Michel est parmi les porteurs. Il tient à pleins bras le corps abandonné d’un soldat. Les cheveux grisonnent sur les tempes, les bras pendent lamentablement... Un peu de sang macule la joue... Cinq, six, puis sept corps ont été apportés ainsi... Est-ce le bilan de la journée ? Y a-t-il ailleurs d’autres victimes ?

— Rentrez chez vous, madame, exige M. Michel. La Garde rouge est encore là et l’on dit qu’un régiment accourt à sa rencontre. Dieu sait ce qui va se passer ici ce soir !

— Savez-vous, lui dis-je, que vous venez peut-être de me sauver la vie ?...

Michel hausse les épaules et :

— Penh ! dit-il, n’exagérez pas mon mérite... ni le vôtre !

Puis tandis qu’il m’emmène, très vite, il raconte :

— Ce sont ceux de Poutiloff, de Lessner et de Troubatchni qui ont fait le coup. Lorsque je vous ai quittée, j’étais comme fou ; j’y voyais rouge ; j’aurais voulu tuer ces brutes... et j’étais sans armes. Revenu à mon point de départ, j’ai essuyé une seconde salve, et tout à coup je vois ceci : un soldat, revolver au poing, s’élance sous le feu vers les plus proches assaillans et crie : « Vous êtes des brutes, des brutes ! On ne tire pas sur une foule sans armes ! » Autant que j’ai pu en juger, il en a blessé