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d’en imposer à la ville par un déploiement inattendu de leurs forces. Le bruit court qu’ils se sont fabriqué une auto blindée avec un camion automobile. On a peur d’eux. De vagues rumeurs annoncent qu’ils feront une démonstration aujourd’hui.

Journée enfiévrée. La réconfortante impression produite par la déclaration des ministres au palais Marie s’efface déjà. Je reçois quelques visites. Presque toutes sont porteuses de nouvelles alarmantes : un général a été assassiné ; des coups de feu ont été tirés ce matin à Pétrogradskaïa-Stérana ; le Conseil même n’est plus écouté ; la Garde rouge parcourt les quartiers qui avoisinent la Sadovaïa... Plusieurs personnes auraient été tuées...

Je n’ai garde de tomber dans le piège de ce pessimisme. La Russie révolutionnaire traverse une crise : elle en sortira. Milioukoff saura se retirer s’il le faut...

Vers quatre heures M. Michel arrive. Je n’attendais que lui pour me mêler à la foule qui, malgré les menaces de fusillade, s’est remise à parcourir les rues. J’ai quitté le lointain quartier où j’ai vécu les premiers jours de la révolution, pour m’établir dans une rue perpendiculaire à la Newsky et où je sens battre de plus près le cœur de la grande et orageuse cité. En trois minutes, nous atteignons la Perspective. Moins les drapeaux, elle présente le même spectacle que la veille. Les orateurs y continuent leur propagande. Et je songe à ce qu’écrivait le marquis de Custine dans son livre, trop peu lu, La Russie en 1839 : « Les nations ne sont muettes qu’un temps ; tôt ou tard le jour de la discussion se lève : la religion, la politique, tout parle, tout s’explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel. » Paroles prophétiques ! Dès qu’il a touché le pavé de la rue, tout homme, ici, se mue en orateur. Ce qui me surprend, c’est que la masse sait écouter. Point d’interruption brusque, de controverses désordonnées où chacun n’entend et n’écoute que soi. Ces meetings improvisés sont à la fois ardens et calmes, comme le caractère même de ce peuple façonné depuis des siècles par la double influence du climat et de l’obéissance.

De groupe en groupe, nous atteignons Gostiny-Dvor. Soudain, aussi inattendue qu’un coup de tonnerre dans un beau ciel d’été, une fusillade éclate : la Garde rouge débouche de la Sadovaïa ;