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des escaliers qui occupent le centre de la colonnade berninienne [1].

Une foule de gens le suivent. Officiers, soldats, marchands qui ont fermé à la hâte leurs boutiques, ouvriers en rupture d’usine, bateliers de la Neva, étudians et étudiantes, tout ce qui passe, circule, ondoie à toute heure du jour et presque de la nuit sur cette Newsky, frémissante et passionnée comme un être vivant.

L’obligatoire discours entendu, la foule se forme en cortège, arrêtée de temps à autre sur son parcours par un orateur juché sur une voiture de place ou qui a escaladé les marches d’un padiezde [2]... On traverse le canal de la Fontanka, après s’être donné comme objectif le ministère des Affaires étrangères, sur la place du Palais-d’Hiver.

Mais voici qu’à l’intersection de la Newsky et de la Morskaïa, les deux manifestations, — pour et contre le gouvernement provisoire, — se rencontrent. Une bousculade rapide se produit. Le drapeau de la manifestation promilioukovienne est enlevé au bout des baïonnettes et lacéré. Un autre le remplace, bientôt lacéré à son tour. Cris dans la foule. Fuite dans toutes les directions... La milice parait... Des citoyens de bonne volonté s’appliquent à rétablir l’ordre. On se donne rendez-vous, le soir, à la place du palais Marie.

Et, dans la clarté prolongée des nuits blanches commençantes, puis plus tard, à la lueur indécise des globes électriques, devant les fenêtres éclairées du palais où le gouvernement provisoire a repris ses séances, la grandiose manifestation recommence. Mais les régimens ne sont pas revenus. Du palais Marie à la cathédrale d’Isaac, majestueusement silhouettée sur le ciel, l’immense place retentit des cris, des appels, des hourrahs échappés à plus de cent mille poitrines. Plus de manifestations de haine ou de colère : rien qu’une attente anxieuse et une vibrante espérance. Des fenêtres de l’hôtel Astoria orientées vers le palais Marie, le spectacle est extraordinaire. Le décor, la foule, la montée des voix, les effluves émanés de ces masses en ébullition, sont plus grisans que les fumées de l’alcool. On croit assister à quelque formidable poussée du

  1. Notre-Dame de Kazan est une copie de Saint-Pierre de Rome dont la double colonnade est due au Bernin.
  2. Escalier extérieur, souvent protégé par une sorte de véranda.