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contraire, la grande vague populaire qui a submergé l’armée. Depuis sa formation, le gouvernement provisoire n’a eu d’un gouvernement que le nom. En réalité, le pouvoir appartient au « Conseil des délégués des ouvriers et des soldats. » Faut-il voir dans la manifestation d’aujourd’hui la lutte ouverte entre les deux pouvoirs ?... La sagesse serait de mettre un terme à leur antagonisme et de les réunir.

Avec des cris et des huées, cette masse en armes exige la démission du ministre des Affaires étrangères. Les inscriptions agressives des drapeaux soulignent leurs démonstrations verbales d’une menace sanglante : « Doloï Milioukoff ! » « A bas le gouvernement provisoire ! »

Un soldat a harangué les troupes. La foule s’agite et manifeste. Le tumulte est à son comble. Nous nous sentons jetés, pantelans, au bord d’un abime d’angoisses. Le gouvernement provisoire se soumettra-t-il à la brutale injonction de l’armée ? Le Conseil des ouvriers et des soldats acceptera-t-il le lourd fardeau du pouvoir à l’heure où la menace de la guerre civile passe en tourbillon sur nus têtes ?... Le tragique de la grande crise révolutionnaire n’est pas encore épuisé !...

Mais voici que pareils au Deus ex machina des anciens, Skobeleff, un des leaders du parti socialiste, accourt, prononce des paroles de concorde et d’apaisement ; Korniloff, héros jadis adoré des soldats, fait à la sagesse de l’armée un émouvant appel : « Soldats, citoyens, entre la flotte allemande et nous, il n’y a plus qu’une barrière chaque jour diminuée : les glaces de la Baltique. Ne nous divisons pas, je vous en conjure, au moment où nous allons avoir peut-être à fournir le plus prodigieux effort de cette guerre pour sauver la patrie en danger. Soldats, rentrez paisiblement dans vos casernes et attendez-y les ordres du Conseil des délégués des ouvriers et soldats et les miens ! » On applaudit ; des casquettes et des bonnets de fourrure s’agitent, les drapeaux frissonnent au-dessus des têtes, on crie : « Vive Korniloff ! »

Une autre scène se jouait sur la Perspective Newsky. Des bureaux de la Rouska Volya un homme était sorti, élevant à bout de bras un drapeau modeste. A la hâte, sur l’étoffe rouge, on avait écrit : « Vive Milioukoff ! Confiance au gouvernement provisoire ! » Par les allées du jardin qui s’arrondit devant Notre-Dame de Kazan, le porte-drapeau va se placer au sommet