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Fatigués par la monotonie des grands édifices uniformément pavoises, et de la foule toujours semblable à elle-même, les yeux se reposent à contempler, dans la riche harmonie des boiseries et des tentures, la profonde et mystérieuse lumière des Rembrandt, l’éblouissante splendeur, aux chatoiemens de brocart, des Titien, la virile élégance des Van Dyck, l’éternelle fraîcheur des Hobbema, la robuste allégresse, la pleine santé morale et physique des bourgeois de Franz Hals, la grâce des voluptueux Fragonard et des Boucher malicieux, la douceur des Corot : chefs-d’œuvre arrachés à grand prix à la vieille Europe, pour attester non seulement la richesse, mais le goût affiné qui de cette demeure a su faire un musée, et de ce musée un véritable home de l’art. Dans la salle à manger aux grands portraits anglais, quelques privilégiés rencontreront, quelques heures plus tard, les membres de la mission. Le colonel Roosevelt et le maréchal Joffre, à table l’un près de l’autre attirés par une vive sympathie, malgré la différence de leur tempérament, l’un exubérant, ardent, la parole tranchante, le geste saccadé, l’autre calme, souriant, le geste rare, la parole doucement persuasive, y causent longuement, tandis que les mots « Franco, Marne, volontaires » indiquent, de loin, aux autres convives, le sens général d’un entretien que les reporters n’oseront que de très loin — sachant que le démenti les guette — esquisser le lendemain. Et quand le maréchal, la journée finie, cherchera le repos, il pourra, face à son lit, contempler l’une des plus célèbres toiles de Rumney : le portrait de Lady Hamilton, délicate manière de faire comprendre que le héros de la Marne est, pour la France et l’Amérique, ce que le héros de Trafalgar est pour l’Angleterre.

Le lendemain, passant l’East River sur le grand pont sévèrement gardé, dont la griffe de fer joint la « Longue Ile » à celle de Manhattan, la mission pénètre à Brooklyn, où dans le Prospect Park, atteint au milieu d’ovations sans nombre des quartiers populeux, se dévoile, en un bas-relief commémoratif, l’originale statue d’un La Fayette descendu de cheval à l’ombre d’un magnolia, la pointe de l’épée tournée vers le sol. En dépit du vent qui souffle en rafales, hommes, femmes, jeunes gens accourent, se pressent, acclament, tandis que, sur les pelouses du grand parc, les petites écolières, vêtues de bleu, de blanc, de rouge, mènent autour d’orchestres dressés en plein air la