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comme de gigantesques pistes de ski, ou comme ces vagues canaux de Schiaparelli qui sillonnent la face de la rouge planète Mars. C’est le Monte Nero, et la marque est la ligne des tranchées italiennes. Elles sont taillées à travers la neige qui fond, dans la neige durcie qui ne s’amollit jamais ; et là où la neige ne reste pas, sur le roc nu, elles sont ouvertes à coups de dynamite dans les débris gelés et fendus de la crête de la montagne. Là-haut les hommes combattent avec des canons de montagne, des mitrailleuses et des fusils et avec ces armes plus mortelles : de simples pierres rassemblées en tas et qu’ils font glisser le long de la pente au bon moment. Là-haut, pour peu qu’un blessé saigne seulement quelques instans avant d’être relevé, le froid le tue : c’est une affaire de minutes, non pas d’heures. Des compagnies entières peuvent être gelées, estropiées pour la vie, rien qu’à rester immobiles pour se dissimuler pendant les temps d’arrêt d’une attaque ; les ouragans de montagne saisissent en passant les sentinelles dans leur abri de rochers, au moment où elles se mettent debout pour la relève, et les lancent dans l’espace. La montagne fait monter son ravitaillement et ses troupes pendant des milles et des milles sur des routes neuves qui se détachent des grandes artères de la circulation et se divisent en sentiers de mules et sentiers de piétons, se ramifiant à la fin contre les rochers nus et formant un réseau aussi fin et aussi grêle que les racines dessinées sur un diagramme d’histoire naturelle pour illustrer l’attraction capillaire. On n’imagine pas ce qu’il a fallu d’invention, de préparation et d’endurance pour gagner et tenir ce simple poste ; et cet effort a passé presque inaperçu des autres nations, parce que chacune est absorbée dans l’horreur de son propre enfer.

— Nous avons grimpé, grimpé : nous avons enlevé les abords de la position ; maintenant nous sommes là, tout en haut, et les Autrichiens sont un peu à droite de ce nuage qui s’enfonce sous cette colline. Quand ils seront délogés, nous serons entièrement maîtres de cette hauteur.

L’officier parle sans émotion ; lui et quelques millions d’autres êtres humains ont été poussés à sortir de leur vieille vie familiale pour exécuter l’incroyable. Ils ont laissé chez eux la faculté de s’étonner, — avec les tableaux, les papiers de tenture et les hommes impropres au service.