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sommets de la chaîne, et nous débouchons sur le versant le plus sûr, dans ce que les Arabes appelleraient le « ventre des pierres. » Pas ombre de verdure, aussi loin que le regard peut s’étendre : rien que le roc brisé et rebrisé par le feu de l’artillerie. Si battue que soit la terre par les obus, on peut trouver quelque moyen d’y marcher ; mais ici, le pied n’a pas plus de prise que dans une montée de cauchemar. Il n’y a pas deux éclats de la même dimension, et quand on trébuche sur le bord d’un cratère d’obus, ses parois dégringolent avec le bruit de quelque chose de desséché qui s’affaisse. De grandes tombes communes dressent leur masse, retenues par des murs de pierres : ce sont les meules de la moisson de la mort. Sur l’une d’elles quelqu’un a posé un vieux fémur noirci. Le lieu frissonne de fantômes dans la chaude clarté comme les pierres frissonnent dans la chaleur. Des pics arides, bossues comme des hanches de vache, font saillie le long de la chaîne que nous dominons. L’un d’eux, plus bas de quelques pieds seulement que l’endroit où nous nous trouvons, a été pris et perdu six fois.

— Ils nous ont chassés avec des mitrailleuses de l’endroit où nous sommes maintenant. Aussi fallut-il d’abord nous emparer de ce point culminant. Cela nous coûta gros.

Et notre guide nous conte des histoires de régimens décimés, reconstitués et décimés de nouveau, qui achevèrent, à leur troisième ou quatrième résurrection, les conquêtes que leurs anciens avaient commencées. Il nous parle d’ennemis tombés par milliers, dont on a relégué quelque part les cadavres sous les pierres sonnantes, et d’une certaine division de la Honved autrichienne qui prétend que, par le droit du sang, c’est à elle qu’il appartient tout spécialement de défendre cette section du Carso. Ces hommes aussi surgissent des rochers, meurent et semblent renaître pour mourir encore.

— Entrons un instant dans ce trou d’obus, — il ne serait pas prudent d’y rester trop longtemps, — j’essaierai de vous montrer ce que nous voulons faire à notre prochaine attaque. Précisément, nous sommes en train de nous y préparer.

Et l’officier nous explique, en précisant d’un geste de l’index, comment on se propose d’opérer, le long de collines dominant les routes qui aboutissent en fin de compte à la pointe de l’Adriatique, — on peut la voir comme une traînée d’argent terne, vers le Sud, — sous des hauteurs sombres et ombreuses