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LE VENTRE DES PIERRES

— Et voici la rivière de l’Isonzo, nous indique l’officier quand nous atteignons le bord de la plaine d’Udine.

Elle pourrait sortir du Kashmir avec ses larges ondulations de bancs de sable clair qui éparpillent le courant en une brume dansante. Les eaux d’un jade laiteux sentent la neige des collines, cependant qu’elles tirent sur les amarres du ponton disposées de manière à lui laisser du jeu pour s’élever et s’abaisser : un cours d’eau sorti des neiges a la marche aussi peu sûre qu’un ivrogne. L’odeur des mules, les feux allumés partout et le cortège des chariots siciliens, bas sur roues avec leurs panneaux historiés d’images bibliques, ajoutent à l’illusion d’Orient. Mais la chaîne qui, là-bas, au bord de la rivière, paraissait si escarpée et n’était en réalité qu’un petit remblai assez plat au milieu des montagnes — quelque chose comme un avorton de pierraille boueuse hachée par les intempéries — ne ressemble à aucun pays de la terre. Tout le long de sa base, sourds désormais aux cris perçans des mules, à la toux des moteurs, aux ronflemens des machines et aux bruits discordans des camions, gisent, dans des cimetières qui forment une ceinture interminable, les cadavres des soldats qui ont les premiers frayé la voie vers les hauteurs dominant leurs tombes.

— C’est ici que nous les descendions pour les ensevelir après chaque combat. Et combien n’y a-t-il pas eu de combats ! Des régimens entiers sont couchés là, — et là, — et là ! Quelques-uns de ces morts tombèrent dans les premiers jours, quand nous faisions la guerre sans routes. D’autres sont morts plus tard, quand nous avions les routes, mais que les Autrichiens avaient les canons. D’autres enfin tombèrent les derniers, quand nous battîmes les Autrichiens. Regardez !

En vérité, comme dit le poète, la bataille est gagnée par les hommes qui tombent. Dieu sait combien de mères ont leurs fils endormis le long de la rivière devant Gradisca, à l’ombre de la première chaîne du Carso maudit ! Le dernier sommeil de ces braves est troublé par l’effort de leurs compatriotes indomptables, qui continuent à se frayer la route à coups de dynamite vers l’Orient et Trieste ; la vallée de l’Isonzo multiplie le grondement de l’artillerie lourde autour de Goritz et dans les montagnes du