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matérialisée, devenue presque totalement indifférente à tout ce qui — valeur individuelle ou habileté manœuvrière — mettait un peu d’élégance morale et de beauté dans la guerre d’autrefois ; toutes les forces aveugles et brutales de la nature et de la science mises au service d’une puissance sans scrupule et sans frein : telle était l’obsédante pensée qui hantait tous les esprits. Et l’on pouvait se demander, aux heures d’inquiétude et d’angoisse, si jamais, sur ce terrain de la lutte industrielle, de la préparation matérielle, nous parviendrions, surpris comme nous l’avions été, et démunis comme nous l’étions par l’invasion, à rejoindre, à égaler nos redoutables adversaires.

Et nous ne savions pas tout encore ! Nous ignorions alors, — M. Lloyd George nous l’a révélé depuis, — que nos amis anglais, dépourvus de munitions, n’auraient pu résister à l’effort germanique, s’il s’était produit contre eux plutôt que contre les Russes. Nous ignorions aussi qu’à la fin du mois de mai 1915 pas un seul fusil neuf n’était encore sorti des fabriques anglaises, et que l’instruction des recrues de lord Kitchener se faisait avec des fusils de bois... Que n’ignorions-nous pas d’ailleurs ? Mais nous sentions confusément que l’Angleterre était lente à se mettre en mouvement, et que sur nous, sur notre armée de terre tout au moins, reposerait longtemps la plus lourde part du commun fardeau.

Malgré tout, malgré tant d’idées ou d’impressions qui auraient pu être aisément déprimantes, malgré les deuils qui se multipliaient tous les jours, la confiance ne désertait pas les cœurs. La confiance, — une confiance quasi mystique, — s’était implantée dans l’âme française pour n’en plus sortir, dès le 1er août 1914. Elle avait résisté au terrible assaut qui avait suivi la bataille de Charleroi. Quelque dures que fussent les épreuves présentes, notre idéalisme invétéré n’admettait pas, ne pouvait pas admettre qu’une agression aussi criminelle, aussi injustifiée que celle dont nous avions été l’objet pût finalement réussir : la vie eût perdu son sens et le monde sa raison d’être, si l’histoire, en l’acceptant, avait dû justifier pareil forfait. Bientôt une victoire dont la portée décisive nous apparaît davantage, à mesure qu’elle recule dans la perspective du passé, venait légitimer ces intuitions du cœur : la grande espérance de la Marne désormais va planer sur toutes nos démarches et sur toutes nos pensées, Le bop sens français, se