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de temps en temps je m’en allais, pour un jour, pour deux jours, chercher dans un village ou dans l’autre une place d’apprenti forgeron. Quand je rentrais, on disait toujours qu’on allait me renvoyer, on croyait que j’avais été à la noce avec des filles et que je m’étais fait payer à boire ! et puis on me gardait tout de même parce que je travaillais bien. C’est à Malines que j’ai trouvé ma chance, un jour que mon patron m’y avait envoyé pour livrer à un maquignon deux chevaux de labour qu’il venait de lui vendre. Un forgeron de faubourg m’a pris chez lui et quand j’ai eu mes dix-sept ans, il m’a placé chez le forgeron d’Iseghem qui était vieux et ne pouvait plus suffire à son travail. Bientôt il m’a laissé toute la place. Là, j’ai gagné de l’argent. J’ai cru que j’en avais fini de manger de la vache enragée. Et puis je me suis marié et diable !... j’ai vu que je ne faisais que de commencer.

Gotton écoutait et se rappelait sa propre enfance, Calme et monotone et les rêveries de ses douze ans dans l’église de Metsys. Et elle songeait que tous deux, lui à travers tant de luttes et de peines, elle à travers tant de rêves, ils n’avaient grandi que pour ces jours d’amour. Cette pensée lui embellissait encore toutes les heures. Au jardin, en arrosant un petit rosier nouvellement planté, tige sèche, grise, épineuse, que Luc avait rapporté pour elle de Malines, elle se disait, méditant sa propre destinée : « Il ne sait pas qu’il poussera bientôt des roses... nous non plus, nous ne savions pas. »


Au bout de deux ans, Gotton dit à Luc : « Dieu ne nous a pas bénis ; nous n’avons pas d’enfans. » Elle exprimait ainsi pour la première fois le souci qui depuis plusieurs mois troublait son cœur. D’abord ce n’avait été qu’une pensée fuyante, une brève angoisse au milieu du bonheur. Et puis elle se disait : « Nous avons bien le temps ! » Mais le temps n’amenait rien et Gotton commençait à entrevoir que peut-être cela continuerait toujours ainsi et qu’elle vieillirait auprès de Luc sans espérance. Alors elle se sentit murée dans cette félicité sans horizon ; il lui sembla que son bonheur se refermait sur elle comme une tombe. Toute sa vigueur et toute sa tendresse aspiraient au travail maternel, à porter, à nourrir, à élever des enfans. Elle les désirait pour elle-même, par le plus instinctif de sa nature