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Mais ce Heemskerque, avec ses yeux exaltés, il semblait vraiment qu’il n’eût peur de rien. C’était un homme solitaire, habitué à l’effort, à la peine, qui dix heures par jour, à demi nu souvent et tout en sueur, courbait le fer à sa volonté. Appuyée sur son bras, Gotton se sentait protégée.

Au cours de leurs promenades du soir, il lui avait raconté la dure vie qu’il avait eue et qui l’avait fait tenace et volontaire.

— Tu ne m’as jamais demandé, Gotton, pourquoi je suis boiteux. Je ne suis pas né comme ça, tu sais, et ce n’est pas la faute de ma mère, ma pauvre petite, si ton homme va clopinant. Mon père avait une forge près de Bruges. Moi, j’étais un garçon qui poussait très droit, le plus petit de quatre frères. Quand j’avais dix ans, je me pris de querelle, un jour, avec mon ainé. Lui était fort et violent. Il a saisi le marteau de la forge et m’en a lancé un coup au travers des jambes. Je suis tombé raide, évanoui. On m’a porté sur mon lit. J’avais une cuisse cassée. Je suis resté trois mois sur le dos. On n’a pas appelé de médecin, personne ne m’a soigné ; on m’apportait à manger et c’était tout. Mon ainé travaillait à la forge et gagnait déjà de l’argent, mes parens ne voulaient pas se fâcher avec lui. Les premiers jours j’ai hurlé sans arrêter. Et puis la douleur s’est éteinte. J’ai attendu en patience que ce soit raccommodé ; la nuit, je tâtais le sol avec le pied pour savoir si ça se refaisait, si ça se calait. Quand j’ai pu me tenir sur mes jambes, il y en avait une plus courte que l’autre, avec une grosse bosse dure comme une pierre sur le côté. Alors, tu comprends bien que je ne voulais plus rester dans la maison où mon frère m’avait fait ça. Je ne voulais pas clopiner derrière les autres qui m’auraient toujours couru devant dans la vie. Je suis parti une nuit sans un sou, comme un vagabond, pour m’en aller ailleurs, je ne savais pas où, gagner mon pain. Pas une fois je n’ai mendié. Avant le soir du premier jour, j’ai trouvé à me louer dans une ferme pour soigner les chevaux de labour et tenir l’écurie. J’y suis resté deux ans ; je travaillais pour ma nourriture et ne voyais jamais un écu. Ça ne me plaisait pas et je gardais toujours l’idée de m’établir forgeron comme mon père, parce que j’aime un travail qu’on fait tout seul et où on est le maître.

Et puis dans ce travail c’est des bras qu’il faut, et je pensais qu’un boiteux n’y serait pas plus maladroit qu’un autre. Alors