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tourner allègrement au bord laiteux du ciel occidental, et lorsqu’en face le soleil surgit et parut faire retentir la verte terre d’un grand coup de cymbales, les deux moulins s’illuminèrent d’une frissonnante roue de rayons roses.

Gotton devait traverser Iseghem et gagner la route de Meulebeke. Là, elle attendrait. Celui qu’elle cherchait lui avait dit hier : « Je travaille pour Meulebeke autant que pour Iseghem ; il faut encore que j’y aille ferrer des chevaux demain avant de commencer ma journée à la forge. »

Dans le village, les coqs chantaient le dernier chant de l’aurore et leurs voix qui se répondaient de ferme en ferme déchiraient le calme de l’azur. De jeunes garçons assuraient leurs attelages et partaient pour les champs. Gotton passa devant la forge : elle en regarda l’ouverture noire qu’elle n’avait jamais franchie qu’une fois par ce midi de la dernière moisson. Au-dessus, les volets verts des fenêtres étaient clos ; aucun signe de vie ne paraissait sur la maison. Le forgeron dormait-il encore auprès de sa femme ? Gotton, avec un méchant sourire de ses yeux clairs, pensa : « La dernière heure de la dernière nuit ! » et comme elle s’éloignait, elle garda son regard intérieur durement fixé sur l’image de cette femme, cette Gertrude Moorslede qui était laide et malpropre, qui ne parlait que pour se plaindre et marchait en traînant les pieds. Elle ne pensa pas aux enfans ; son âme obstinée n’était pas prête pour le remords, ce jour-là.

La route d’Iseghem à Meulebeke longeait un canal bordé de peupliers et n’en était séparée que par une bande de pâturage. Deux troncs abattus gisaient dans l’herbe côte à côte. Gotton s’assit et commença d’attendre. Elle attendit longtemps. Malgré la montée du soleil, il faisait froid ; l’herbe épaisse la mouillait aux chevilles ; elle porta la main à ses cheveux : ils étaient trempés de rosée. La fatigue de la marche ajoutait à la courbature de tous ses membres ; elle était par moment tout près de pleurer. Un chaland, halé de la rive par un vieux cheval exténué, glissa sur le canal. Le patron, debout parmi les monceaux de marchandises, la regarda tout à loisir. Quelques hommes à pied passèrent sur la route ; ils la regardèrent aussi et elle eut honte, car elle devait avoir l’air d’une fille chassée, avec son petit paquet de hardes et sa figure transie. Mais personne ne lui dit rien. Elle éprouva que, pour la première fois, elle était