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printemps, et voici que son esprit se prêtait insensiblement aux suaves influences dont l’air était animé. Il se rappela qu’il avait chassé quand il était jeune et la fraîcheur des aubes lointaines où il guettait le renard au bord d’une clairière lui revint à la mémoire, avec ses senteurs de feuille morte et d’herbe mouillée. Il y avait longtemps qu’il n’avait pensé à cela ; longtemps qu’il ne s’était trouvé ainsi, seul et immobile, dans le bruissement et le parfum de milliers de vies qui nous ignorent. Il se passait en lui quelque chose de bizarre, comme un léger déplacement de ses axes spirituels, et le contact du sol tiède et moussu faisait courir dans ses jambes maigres un frémissement de bien-être qui ressemblait à de la jeunesse.

En tendant le cou, il pouvait voir, entre deux buissons d’aubépine, le pré de la lisière baigné de cette blonde et liquide lumière qui s’échappe d’entre deux nuages. Gotton était là, debout dans la pluie d’or, contre un horizon chargé. Elle paraissait fraîche et brillante comme une belle image, avec sa jupe rayée de vert et de bleu et le petit fichu à dessins, couleur de faïence, qui se nouait au bas de son cou blanc et renflé. Connixloo la considéra longuement et, peu à peu, il oublia presque pourquoi il était venu aux aguets dans le bois ; il oubliait Gotton ; il revoyait Jeanne Maers que Dieu lui avait enlevée, croyait-il, parce qu’elle l’eût empêché de faire son salut : Jeanne Maers belle comme une aurore de mai, comme une prairie tout en fleur, comme un jardin éclatant. Il se rappela qu’il avait ainsi rôdé autour d’elle, qu’il s’était caché pour la voir à son aise, pour étancher la soif qu’il avait de la voir au temps de ses vingt ans, lorsque, tout enfiévré d’amour, il n’osait pas faire sa demande. Et d’un seul bond, en une seule vague, comme s’il n’avait jamais fait de pèlerinages ni brûlé de cierges pour obtenir d’oublier Jeanne, les souvenirs passionnés de son mariage l’envahirent tout entier : il revit la jeune épousée, souriante et craintive sur le lit nuptial, levant vers lui son clair visage pareil à une large rose que les baisers ne froissaient pas. Cette vision, avec tout ce qu’elle évoquait de fureur amoureuse et de délices, le bouleversa si profondément qu’il eût voulu marcher, parler, pour dominer la violence du désir et se retrouver lui-même, Connixloo chantre et sonneur, homme sans faiblesses qu’une femme ne ferait pas dévier d’une ligne hors du droit chemin. Mais la nécessité de rester caché, de