Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/554

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Connixloo se sentit envahi d’une émotion étrange où la peur l’emportait sur la colère. Si Gotton avait baissé la tête, si elle s’était embrouillée, si elle avait eu l’air de mentir, elle l’eût rendu furieux ; mais cette directe franchise et ce regard incandescent lui donnaient le frisson. Il eut la sensation soudaine de cet abîme d’impuissance où un aveu pourrait le jeter. « Je la surveillerai, se dit-il ; elle a l’air prêt à dire quelque chose d’extraordinaire. » Et il reprit avec plus de calme :

— Ecoute, Gotton, tu sais que je ne veux pas de ça. Tu peux te marier le jour qu’il te plaira. Il ne manque pas de braves garçons à Metsys à qui tu as fait la grise mine. Si tu veux rester fille, libre à toi. Et si tu ne veux pas rester fille, prends un mari. Mais pas sur les routes, tu m’entends. Je ne t’ai pas élevée dans l’honneur et la religion pour que tu fasses la nique à des partis convenables et t’en ailles courir les amourettes à travers champs.

Gotton ne protesta pas de son innocence et ne fit aucune promesse : elle se tut. Connixloo, sans savoir pourquoi, devant ce silence qu’il pouvait prendre pour du respect, se sentit décontenancé. Il tira sa pipe de sa poche, et quand il l’eut bourrée, de ses doigts qui tremblaient un peu, il dit :

— Assez d’herbe aujourd’hui pour les vaches ; rentre avec moi.

Gotton piqua de l’aiguille les deux vaches rousses qui ruminaient accroupies et les poussa devant elle. C’était dommage de rentrer sitôt. Le ciel était d’un doux bleu clair, et de cette lisière du bois on entendait roucouler des ramiers. Ils marchèrent côte à côte et tristement jusqu’au village. Connixloo fumait sa pipe en remuant des pensées inquiètes et Gotton, pleine d’un trouble amer, soulevait de temps en temps son bras et le laissait traîner avec langueur sur l’échine d’une de ses vaches. Quand elle eut ramené ses bêtes à l’étable, en attendant l’heure de les traire, elle rentra dans la salle basse où un vieux jambon resté de l’hiver pendait aux poutres noirâtres du plafond, parmi des chapelets d’oignons. Son père l’attendait debout près de la fenêtre, nerveux et mordillant son pouce. Mais quand elle fut là, il ne sut que lui dire. Sa table, avec les instrumens tout préparés et plusieurs paires de chaussures promises pour la fin de la semaine, l’invitait au travail. Il essaya de s’y mettre. Gotton cependant ranimait le feu et donnait