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Déjà ! A sa façon, Gotton était aussi pour Connixloo une puissance qu’on ne comprend pas. Dépité de sa propre maladresse, il avait renoncé à plaire et cédait à son penchant naturel pour un laconisme dur.

Près de lui, l’enfant se sentait encore plus perdue que dans l’immensité somnolente des champs. Assise au coin du feu, surveillant la soupe, elle souhaitait qu’il ne lui parlât pas et s’abandonnait au jeu lent de sa rêverie. C’étaient le plus souvent de pauvres images bourbeuses et triviales qui se déroulaient dans sa tête. Mais parfois, à travers l’épaisseur engourdie de ces souvenirs qui semblaient composer tout son esprit, perçait une étrange aspiration qui ne ressemblait pour Gotton à rien de ce que les mots peuvent dire, un désir humble, naïf et triste de n’être plus Gotton Connixloo, gardeuse de vaches sous un ciel pluvieux, un rêve sans paroles, presque sans images, assez puissant pourtant pour éveiller à demi dans une sourde souffrance toute la profondeur de ses entrailles.


*

Sept années avaient passé et Connixloo se frottait quelquefois les yeux en murmurant : « Seigneur bon Dieu ! Que ça pousse vite, une fille ! » Il s’aperçut presque subitement que l’enfant était devenue femme et qu’elle était très belle. La transformation l’étonna comme si elle eût été l’œuvre d’un seul matin. Gotton avait dix-neuf ans et du corps vigoureux grandi sous d’humbles vêtemens, dans de grossiers travaux, le mystère féminin s’exhalait à présent comme une odeur suave et confuse. Elle était silencieuse, autant que jamais ; mais dans ce silence qui autrefois semblait bêtise ou humilité, Connixloo soupçonnait maintenant une vague menace. « Oui, pensait-il, ils avaient raison, ce n’est pas facile de savoir ce qu’une fille a dans la tête. » Elle ressemblait à sa mère, une vraie Flamande, tandis que lui avait du sang wallon. Il ne pouvait penser sans un malaise à cette florissante jeune femme qu’il avait trop violemment aimée. Oui vraiment, il eût souhaité ne pas se rappeler que pour Jeanne Maers il eût jadis vendu son âme. Il lui en voulait encore, malgré sa fin si prompte et si pitoyable à ses premières couches, et il en voulait à Gotton.

Elle avait cette ample beauté des Flandres, hardie, fleurie, vivante et riante en ses rondeurs : des cheveux blonds qui