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comme elle avait vu faire à ses cousines, leur tirer le lait matin et soir et préparer, comme elle venait aussi de l’apprendre, du fromage frais qu’un crémier de Malines enverrait prendre deux fois la semaine. Gotton avait douze ans. Elle se sentit traitée en grande personne et en éprouva tout ensemble de l’orgueil et de la mélancolie. Le sentiment profond et mystérieux d’une absence mettait un trouble dans toutes ses pensées. Elle se rappela sa jolie tante et les rires de ses cousines et elle songea : « C’est donc fini ; je ne suis donc plus une enfant ! » Lorsqu’elle eut gâté ses premières livraisons de fromage, le bâton paternel lui ôta quelque chose de cette illusion ; mais en se disant : « Je ne suis plus une enfant, » elle se représentait surtout qu’elle vivrait sans que personne l’embrassât. Personne en effet ne l’embrassait et dans sa solitude elle avait des heures de langueur où le besoin de caresses faisait frémir ses lèvres.

Connixloo avait découragé les assiduités féminines ; du reste, une petite fille de douze ans n’intéresse plus guère l’instinct maternel que chez sa propre mère, et si aucune veuve ou fille du village ne pensait plus à épouser le sonneur, aucune femme non plus n’eût désiré prendre soin de Gotton. L’enfant grandit à l’abandon, rêvant seule, des après-midi entiers, dans les pâturages où elle conduisait ses vaches. Plus tard, quand elle se rappelait cette période de sa vie, elle retrouvait la sensation de la brume qui vous pénètre d’heure en heure, qui engourdit la tête et refroidit le sang. Ses souvenirs se condensaient en des images d’automne, lentes et grises.

Dans la monotonie désolée de cette vie, elle oublia bientôt sa jolie tante et ses cousines et la gaieté de la ferme Maers. Elle oublia aussi tout ce qu’elle avait appris à l’école. Le soin de l’étable et la culture de quelques légumes absorbaient ses pensées. Sous le poids du silence, son esprit se collait à la terre, grasse et exigeante maîtresse. Pourtant il lui resta un plaisir, un étonnement, une source de rêve : ce fut la vieille église. Elle n’aimait pas les offices où elle voyait les autres petites filles, vêtues de robes plus soignées que la sienne, se grouper autour d’une mère ou d’une sœur ainée ; mais elle aimait venir seule à l’église, quand elle avait rentré ses vaches, après un long après-midi dans les prairies humides, se réchauffer l’âme aux feux des vitraux. Elle en guettait jusqu’à la nuit les scintillations de plus en plus sombres. Il faisait si froid, dehors,