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entraîné dans la débâcle. Quelques jours avant la représentation du Missionnaire de Marcel Luguet (25 avril 1894), Antoine passa la main à Larochelle.

Telles étaient les conditions du théâtre quand, le 23 novembre 1894, M. Capus fait jouer au Vaudeville sa première pièce, Brignol et sa fille ; le 6 novembre 1895, la Renaissance joue Amans de M. Donnay. Les deux auteurs sont très différens et les deux pièces n’ont aucun rapport. M. Capus a représenté la première de ces fripouilles cordiales, presque sympathiques, qu’il excellera à peindre ; M Donnay a chanté la mélancolie des amours mal satisfaites. Mais il y a parmi toutes ces différences les traits communs d’un art nouveau. C’est d’abord l’absence totale de l’intrigue. L’aventure la plus simple suffit. Pas d’événemens extraordinaires. On se quitte : voilà Amans. On se quitte et on se reprend : voilà la Veine. Cette simplicité était assurément une conquête du réalisme ; car on hérite de ceux qu’on remplace. Le sens de la vérité venait aussi du Théâtre-Libre. Seulement, la vérité n’était plus la même. Elle était plus indulgente, plus intelligente et plus parée. On voyait des portraits divertissans, des personnages pittoresques, en général au premier plan chez M. Capus, au second chez M. Donnay. La même nonchalance succédait aux violences noires des réalistes et aux convictions des réformateurs. Peu de passions, plus de mélancolie que de douleur, mais un mélange de sentiment, d’esprit, de tristesse et de blague, un mélange unique, subtil, auquel il a fallu donner un nom, comme à un parfum : la parisine.

Ce théâtre aimable n’a guère duré plus de cinq ou six ans, jus- qu’aux environs de 1900. Il a enchanté le public, et il est vrai qu’il était exquis. M. Donnay a tracé, en recevant M. Capus, un tableau enchanteur des rêveries auxquelles se laissaient glisser les spectateurs de la Veine. « Et les spectateurs s’en allaient contens, croyant au hasard, au bon hasard naturellement, car vous ne leur en montriez que les effets heureux. Ils ne faisaient pas de projets, mais ils faisaient des rêves. Pour eux, vous étiez la reine Mab. La petite fleuriste rêvait qu’un bon garçon très riche entrait dans le magasin où elle était employée et mettait à son doigt une pierre magnifique et à ses pieds un petit hôtel ; l’ambitieux rêvait qu’une grosse situation lui tombait sur la tête, c’est-à-dire du ciel. Chacun prêtait l’oreille pour entendre sonner à l’horloge qu’on ne voit pas son heure de veine, un moment où les autres hommes semblent travailler pour lui, où les fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu’il les cueille. »

Heureuse maxime, qui a pénétré les foules, et qui a fait considérer