Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/456

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

promène avec aisance dans des mondes vertigineux : une sphère assez vaste où la température décroîtrait du centre à la périphérie, laquelle serait au zéro absolu, et où les êtres se mettraient en équihbre immédiat de température avec le milieu, de sorte qu’ils décroîtraient eux-mêmes régulièrement en se transportant du centre chaud vers la limite froide ; faisant dès lors des pas de plus en plus petits, ils tendraient vers cette limite sans pouvoir l’atteindre, et leur univers, si rigoureusement restreint, leur paraîtrait pourtant infini. Il montre que si des êtres de cette sorte, pareils à nous, mais élevés dans un milieu différent, construisaient une géométrie, elle serait éloignée des principes de la nôtre. L’étude des mouvemens d’un solide invariable n’aurait pas de sens pour eux, qui ne connaîtraient pas de solides pareils. Et il conclut qu’il y a une foule de géométries possibles et légitimes ; et que c’est l’expérience qui nous fait choisir la plus commode pour nous.

Sans doute, en lisant, on s’aperçoit que ces critiques ne touchent point à l’objet immédiat des sciences, c’est-à-dire aux rapports des choses entre elles ; c’est la nature des choses qui nous échappe, mais leurs relations nous restent connues. Poincaré croit à la réalité objective des lois, et il l’a souvent répété. Ainsi, tout l’édifice du travail accumulé reste debout : ce ne sont que les théories qui se trouvent par terre. Les catégories même où nous rangions les phénomènes s’écroulent, les fortes colonnes du temps et de l’espace se rompent, et la face du monde disparaît dans cette poussière. Le public ne vit que cette ruine et en fut enchanté. Comment les gens du monde, vers 1900, furent-ils pris d’un tel enthousiasme ? « Le trouble dans les esprits leur procurait une âpre distraction, dit M. Capus, et quelque chose d’assez analogue à de la volupté. Ils se sentirent frappés d’une sorte de grâce à l’envers quand, à la lecture du livre de Poincaré, ils crurent entendre que la science ne reposait que sur des conventions et sur des hypothèses ; qu’elle avait sa source dans l’avidité de l’esprit humain et non dans la nature... La terre ne tourne plus autour du soleil, c’est charmant ! s’écrièrent les femmes du monde qui aimaient l’astronomie. D’autres, moins savantes, se rangèrent à cette opinion avec plus de légèreté. Les messieurs avaient des sourires complaisans. Quel triomphe d’établir sur une théorie scientifique l’incertitude de nos jugemens et l’insouciance du lendemain ! Quelle justification de la vie hasardeuse et de plaisir si les lois mêmes de la science ne sont plus que du provisoire et de l’a peu près ! »